B- Note de lecture du livre de Radmila ZYGOURIS : L’ORDINAIRE, SYMPTÔME. D’0ctobre Editions, 2012

L’ORDINAIRE DU PSYCHANALYSTE

 
L’Ordinaire, symptôme est un livre de R. Zygouris composé de deux séries de textes qui s’entrecroisent.
La première est la reprise de six textes écrits par l’auteur entre 1973 et 1978, parus dans une revue à destination des psychanalystes lacaniens de l’EFP (école freudienne de Paris). Cette revue, qui s’appelait L’ordinaire du psychanalyste, publiait des textes anonymes des membres de l’école, et était adressé à Lacan qui déclara d’ailleurs au congrès à Rome : « Scilicet[1] ne marche pas. Comment se fait-il que l’Ordinaire du psychanalyste, qui est aussi une revue non signée, marche  ? »
L’autre est composée d’entretiens entre l’auteur et Pierre Babin, psychanalyste[2]. Ces entretiens permettent à R. Zygouris de revenir sur le contenu de ses articles, sur différents points de théorie, sur la conduite des cures et des contrôles par différents analystes dont Lacan et sur l’histoire du mouvement analytique français et l’EFP, dont sont issus toutes les associations et écoles de psychanalyse lacaniennes d’aujourd’hui.
Les textes cliniques proposés sont remarquables pour deux raisons : d’une part, de par le style de l’auteur, qui sait rendre compte simplement des problématiques complexes des personnes, en décrivant comment elle y est engagée en tant qu’analyste ; d’autre part parce qu’elle aborde des questions souvent ignorées dans les écrits analytiques, telles que : la question de l’origine sociale de l’analysant ; la question de l’argent ; les limites des analystes dans leurs cures et dans leurs contrôles ; les limites des analyses menées du fait de celles de sa propre analyse ; le suicide d’un patient ou analysant.
Ainsi le premier récit de cure est celui d’une femme de ménage (Mme Victoire) qui est venue, en hurlant, accompagner sa fille au dispensaire, et qui finit par consulter R. Zygouris deux fois par semaine pendant quatre ans, après la fin du travail avec l’enfant. Que dit cette femme vers la fin de son analyse ? « Avant personne ne me parlait, maintenant, partout où je vais on me parle, partout où je fais des ménages on me traitait de ‘petite tête’. J’ai maintenant l’impression qu’on me demande toujours des conseils …  Peut-être que je leur sers quand même parce que je les écoute au fond comme personne ne les écoute. C’est sans doute pour ça qu’ils me parlent tant. …Des fois ça me fait rire…….. Mais des fois, je ne vais pas bien. C’est pas comme avant où personne ne me parlait, c’est au fond bien pire. On me parle et je ne peux pas répondre. Alors je suis encore plus seule qu’avant. » Et R. Zygouris écrit en 1973 : « Voilà la solitude de fond de l’analyste. Voici la solitude que lui avait procurée son analyse qui l’avait modifiée en tant que personne, mais n’avait pas modifié le monde ni la société autour d’elle, ni même son rapport à cette société. Peu à peu, elle s’est désintéressée de l’analyse de sa situation singulière et nous avons conclu à un arrêt. …Qu’est-ce qui rendait impossible ‘l’accession’ de Madame Victoire à la pratique analytique ? Je pense que c’était le fait qu’elle était femme de ménage. Bien que nous nous soyons rejointes d’une certaine façon dans le savoir sur le désir, le sexe, la mort, son savoir universitaire restait nul et c’était la seule différence entre elle et tout analysant arrivé au point où une analyse est reconnue comme didactique. » (p. 42 – 43)
Elle ajoute dans l’entretien en 2012 avec Pierre Babin : « J’ai cru déceler chez Mme Victoire…cet autre sens qui nous viens avec l’analyse. Et c’est à partir de là que je me suis dit, et que je me dis encore aujourd’hui : est-ce que je l’aurais laissée partir dans cette espèce de solitude si elle avait eu d’autres outils intellectuels ? … ..Parce que c’est vrai aussi qu’un analyste totalement inculte ne convient pas non plus. Mme Victoire se trouve là dans cette espèce de croisement entre la culture nécessaire et le don pour la psychanalyse… oui c’est un don ! Ce n’est pas vrai que tout le monde peut devenir analyste, je le maintiens. De la même façon, n’importe qui peut faire de la peinture, mais tout le monde ne peut pas devenir un vrai peintre. Tout le monde peut faire une analyse, peut avoir des rudiments, peut même avoir une grande culture livresque, mais la culture livresque, académique ne suffit pas pour faire un bon analyste. Madame Victoire, je pense qu’elle aurait pu le devenir : elle avait la pâte. » (p. 45 – 46)
Le second récit de cure date de mars 1974, il a pour titre : Une analyse, un contrôle, un suicide. Et pour sous-titre : C’est l’histoire d’une analyse terminée par un suicide. C’est en même temps l’histoire d’un contrôle. Il raconte l’histoire de Charlotte, 13 ans lors du premier rendez-vous, rapidement diagnostiquée psychotique dans l’institution qui l’accueille. R. Zygouris parle de sa peur quand elle reçoit cette jeune ou sa mère, peur qu’elle ne leur exprime pas (« Moi, la vérité… bouche cousue. »), peur qui fait écho à celle de la mère par rapport à sa fille et réciproquement. Mais ce récit n’est pas que l’histoire de Charlotte, de ses tentatives de sortir de la pulsion mortifère familiale et de sa fin tragique. R. Zygouris raconte également comment le travail avec cette jeune femme est articulé à ses propres questions, à la manière dont elle est entrée en analyse et dont elle commence sa pratique analytique. C’est un ami qu’elle croise au séminaire de Claude Lévi-Strauss qui lui parle de son analyse et de son analyste et lui met la puce à l’oreille : peut-être bien que l’analyse serait également un lieu pour elle. Dans son texte de 1974, R. Zygouris ne donnait pas les noms des personnes mentionnées, mais dans l’entretien de 2012, elle le fait : cet ami proche était Lucien Sebag, dont l’analyste était Lacan, qui est le contrôleur de R. Zygouris pour Charlotte. Or Lucien Sebag, brillant anthropologue[3], s’est suicidé alors qu’il était en cure avec Lacan. Les deux textes de R. Zygouris viennent alors analyser le nouage de ces histoires, de ces subjectivités, de ces pulsions de mort ; ils viennent aussi poser diverses questions : l’acte analytique et l’intervention dans la réalité (« Au lieu d’agir dans l’analyse de Charlie, j’agissais mon angoisse dehors, ce dehors restant seulement le dedans de mon analyse, non de la sienne », p. 60) ; les limites du contrôle : « Rester immuable dans le symbolique, non, ce n’était pas à faire. Ca, c’était l’autre peur, encore plus sale celle-là, la peur du dogme. », (p.74 en 1974. « Lacan disait tout le temps : ‘vous tenez là le droit fil, c’est excellent’. Au début on le croit, mais très vite je me suis rendu compte que c’était quasiment un tic de langage chez lui, que c’était sa façon de scander. Il disait ça à tout le monde…Il ne m’a pas aidée. » (p. 65en 2012) ; le pouvoir psychiatrique (« Au moment où Charlie s’est suicidée, elle était hospitalisée à Sainte-Anne avec un traitement psychiatrique lourd…elle était devenue méconnaissable…La violence du pouvoir médical sur les corps qui lui sont livrés rend souvent dérisoires nos pauvres tentatives d’interventions analytiques », p. 67, en 2012) ; le transfert psychotique (« Elle est arrivée avec l’étiquette de schizophrène : un poids dans son histoire. Aujourd’hui, je doute du bien-fondé de ce diagnostic…aujourd’hui, j’aurais sans doute fait autrement. Est-ce que je l’aurais empêchée de se suicider ? Je ne sais pas…Aujourd’hui je pense qu’il y a des analystes qui ont plus d’idées sur le traitement des psychoses et que Lacan n’y croyait pas. » p. 66-68)
Le livre de R. Zygouris est intéressant également parce qu’il permet de mieux comprendre l’histoire des écoles de psychanalyse, les liens des écoles actuelles avec l’EFP. En particulier il met en évidence la grande richesse, la grande ébullition des débats à l’EFP jusqu’à sa dissolution en 1980. L’ordinaire du psychanalyste était publié à l’intérieur de l’école, pas contre. Lacan est rencontré par R. Zygouris et Francis Hofstein, ses initiateurs et animateurs, avant le lancement et la diffusion du premier numéro. Il publie des textes non aboutis, des textes cliniques, des réflexions sur l’institution analytique, la passe et les séances courtes ; il publiera également des textes ‘poétiques’ (« des paroles restées en rade chez l’analyste ») et politiques (nous sommes après le coup d’Etat de Pinochet au Chili). Il se situe dans les effets du mouvement de mai 1968, puisque y participent des analystes qui avaient créé à l’EFP un Laboratoire de réflexion sur le discours totalitaire et l’institution. Sept numéros seront publiés, avec une trentaine de contributeurs, chaque numéro comportant entre 15 et 20 articles et entre 100 et 150 pages.
Les enjeux travaillés et analysés à cette époque dans cette revue sont toujours les nôtres aujourd’hui, c’est bien ce qui fait l’intérêt de ce livre. R. Zygouris écrit en 1976 : « Si l’on considère que Lacan a engendré un discours initial, la deuxième génération – le plus souvent effectivement analysée par lui – a déjà produit une certaine élaboration théorique et des analystes. Ces élaborations (d’élèves) circulent et sont directement abordables par tous, coexistant avec le discours initial qui se poursuit. Une troisième génération serait celle qui ne peut pas ne pas avoir à connaître ces élaborations de deuxième génération, et ceci indifféremment du rapport direct ou indirect à Lacan ou à ses élèves-producteurs. (…) La théorie de Lacan et celle transmise par ses élèves n’est pas la même. » (p. 152).
Enfin, on lit avec un grand plaisir le récit du parcours personnel, pas banal, de R. Zygouris, dans l’entretien initial intitulé Passage de frontières. Née à Belgrade avant guerre, elle a vécu en Allemagne, en Suisse, en Argentine… Elle y raconte également sa rencontre avec la psychanalyse. De ces pérégrinations géographiques, il lui reste aussi la pratique de multiples langues, ce dont atteste sa production écrite : sur son site[4], il existe des versions de ses écrits en espagnol, en portugais et en serbe, et on peut y lire des textes extraits des quatre autres livres qu’elle a publié dans une de ces langues.
Je ne connais pas d’autres ouvrages construits sur ce principe d’allers et retours entre des textes écrits à telle période par un psychanalyste et une interrogation actuelle, attisée par les questions d’un collègue plus jeune, avec un nouage du passé et du présent, un enlacement de la clinique et de la théorie, une articulation de l’histoire sociétale et de l’histoire de l’institution analytique, ce qui en rend la lecture très stimulante. L’inconscient et la psychanalyse étant une affaire de transmission, on ne peut que souhaiter que d’autres se prêtent à un jeu similaire.



[1] « Tu peux savoir », revue de l’EFP
[2] Auteur de : SDF, l’obscénité du malheur, Erès 2004 (collection Humus) et de : Freud, un tragique dans le siècle, Découvertes Gallimard.
[3] Auteur de : « Marxisme et structuralisme », Payot
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