L’institution et le sujet

Texte paru dans Al lizher, jounal interne de l’EPB en 2010.
 
“Le mystère est inséparable de l’existence (…), le mystère ne nous quitte jamais. Sur chaque tragédie, il reste collé comme une horreur de plus.” Milan Kundera [1]
“Prendre soins des mots, c’est prendre soins des gens” Max Kohn[2]
 
Tout au long du XXè siècle ou presque, les poussettes d’enfants ont été fabriquées de telle manière que leurs passagers soient orientés vers l’adulte qui les promenait. Mais, entre 1970 et 1980, un changement s’est opéré : les poussettes ont désormais orienté ceux-ci vers l’avant. A quoi correspond cette inversion ? Telle est la question initiale d’Ollivier Rey, chercheur au CNRS, dans son livre “Une folle solitude. Le fantasme de l’homme autoconstruit[3], question qui court (ou roule donc) tout au long de son écrit et que l’on retrouve dans son épilogue.
Olivier Rey rappelle que cette modification ne correspond à aucune amélioration de confort pour l’enfant et mentionne les deux arguments principaux qui l’ont sous-tendue : la logique démocratique (l’enfant est un être autonome) et la visée scientifique (les facultés de l’enfant doivent être stimulées le plus tôt et le plus souvent possible). Et c’est précisément l’articulation de ces deux logiques dans les sociétés modernes qui constituent l’objet de ses riches analyses. Selon lui, ce retournement est emblématique de la nouvelle conception de l’individu moderne, qu’il lit dans les transformations de la famille, de l’école, ou de la médecine quand elle travaille sur les possibilités de procréation sans sexualité, mais aussi d’une modification profonde des rapports entre générations et du rapport de l’homme contemporain au passé.
Selon O. Rey, le mouvement du progressisme et du scientisme peut être lu comme un processus de fabrication sociale ou de construction d’un individu souverain, libéré de tout rapport d’autorité, mais également des troubles liés à la généalogie, à la sexualité et à l’inconscient. Après une expérimentation et une mise en oeuvre  pratique de ce fantasme dans les sociétés totalitaires fascistes et communistes, au travers de la gestion bureaucratique, scientifique et policière des masses humaines, qui reposait fondamentalement sur l’objectivation de l’humain, la période contemporaine développe ce processus sous d’autres formes. On assiste aujourd’hui à l’estompement ou au congédiement du passé, dit O. Rey, ce qu’il analyse notamment dans les politiques éducatives. Ce n’est pas seulement l’individu adulte qui est invité à devenir son propre souverain, c’est également l’enfant. Et dans ce mouvement, ce ne sont pas seulement les anciens modes d’organisation sociale qui sont écartés, ce sont aussi les bases symboliques qui les sous-tendent :
Si l’on considère que ce sont les mères qui dans la majorité des cas, continuent de véhiculer les enfants, le retournement pourrait être une manière de tenir compte de l’effacement de l’autorité paternelle : la suppression du face-à-face de l’enfant avec sa mère serait un moyen d’obvier à la figure incestueuse primaire, de combattre la complétude fusionnelle que le père, en perdant son autorité dominatrice, interdirait moins fermement qu’avant.” (p. 132)
O. Rey pointe une autre dimension qui n’est pas sans rapport avec la chose analytique. Il mentionne qu’avec ce retournement des poussettes, les enfants sont coupés du sourire et du regard de l’adulte qui les accompagne, ce qui enlève durant ces moments la possibilité d’échanges entre eux de marques de subjectivité, puisque leur lecture sur les visages est impossible : “Au ras du sol, sans regard pour les rassurer, ils jouent le rôle d’étrave pour fendre la foule, pour frayer un chemin à travers la circulation urbaine. Impossible de parler. Et si jamais une souffrance ou un tourment s’emparent d’eux, ils pleurent dans le vide, sans aucun visage pour seulement réfléchir leur chagrin.” (p. 301).
Et à la fin de son livre, O. Rey raconte l’un de ses premiers souvenirs d’enfance, où il prit conscience de sa finitude et de l’infini : il est véhiculé par sa grand-mère, et tout d’un coup (assomption !), il comprend et il ressent qu’elle n’a pas toujours été vieille, qu’elle aussi a été jeune dans un lointain passé, qu’elle aussi a été une petite fille, qui avait une mère et aussi une grand-mère, et que lui aussi deviendrait vieux un jour. “Il me semble avoir discerné, dans la trace ténue laissée par les roues de la poussette dans la poussière du trottoir, la suite sans fin des pères et des mères remontant à travers les âges, jusqu’à ce qu’à force d’éloignement leurs contours s’estompent et disparaissent, mangés par le paysage…” (p. 330)
Dans ce registre, je ne résiste pas au plaisir de mentionner le récit d’un évènement similaire dans un ouvrage que les hasards de lecture m’ont fait découvrir récemment. Il s’agit cette fois-ci d’une petite fille qui est confrontée au délogement de sa place par sa petite soeur, et du même coup à une faille dans sa perception de la continuité du temps. Anne Pollier écrit[4] : “Le coup le plus dur, je devais le recevoir de mon grand-père. Oui de P. lui-même qui ne savait pas qu’il me le portait. (…)
La royauté de mon enfance s’était établie sur cette durée sans changement (cette merveilleuse permanence (le passé, continuité dans le présent que continuerait l’avenir). Elle n’avait jamais été troublée par la peur d’une intrusion, même celle de ma soeur, ce bébé qui serait grand “plus tard”. C’est pourquoi, je ressentis une impression bouleversante, lorsque je vis pour la première fois P. penché sur la petite, dont il guidait les pas vacillants sur le chemin de la mer. Il lui tenait la main et lui parlait pour l’encourager, lui affirmant qu’elle marchait si bien que, bientôt, elle l’accompagnerait, qu’elle viendrait avec lui sur la côte, qu’il lui montrerait …La côte avec lui ! Dieu ! Je vis bien, à ce moment-là que ma soeur ne grandirait pas “plus tard”, que dès aujourd’hui; à ce moment même, elle avait grandi, qu’elle prenait ma place. Car P. ne lui disait même pas qu’elle l’accompagnerait avec moi, la grande soeur. Il me laissait de côté ; il m’abandonnait. J’étais seule. Curieuse fulguration de lucidité qui traverse quelque fois l’enfance…”.
Dans ces deux situations, il s’agit donc pour le sujet d’assumer symboliquement sa confrontation au manque, sa place dans la succession des générations et son entrée dans le temps humain, avec sa faille inhérente. C’est la position de sujet, endossant le manque qui se présente,  qui vient se substituer au risque de néantisation, de disparition. Ce que Lacan a montré dans maints de ses écrits, s’appuyant sur le récit de St Augustin, évoquant l’envie et jalousie de l’aîné assistant à la tétée de son frère cadet : “J’ai vu de mes yeux et j’ai bien connu un tout petit en proie à la jalousie. Il ne parlait pas encore et déjà il contemplait, tout pâle et d’un regard empoisonné, son frère de lait.”[5]
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Ces remarques sont-elles éloignées des réflexions sur les institutions et sur leurs modalités de travail avec les publics qu’elles accueillent ? Il me semble que non. En effet, là comme dans la société, là comme lors des premiers temps de la vie, il s’agit d’occuper subjectivement une certaine place, et cela vaut pour ceux qui y travaillent comme pour ceux qui font appel à ces derniers. Et si certaines personnes s’adressent à des institutions, c’est sans doute parce qu’elles ont été confrontées à divers avatars dans leur assomption d’une position de sujet.
Ollivier Rey rappelle qu’à l’encontre du fantasme moderne d’un sujet auto-construit, à l’origine de lui-même, chaque sujet est confronté à la nécessité d’une inscription logique dans le temps et dans une généalogie ; pour ce faire, il a besoin de l’appui symbolique de l’Autre qui ne peut être représenté que par des personnes nées avant lui. Cela suppose pour le sujet qui se construit névrotiquement de penser l’impossible, d’en subjectiver la trace :  l’impossible d’être son propre géniteur, l’impossible de modifier son passé (dans la religion, même Dieu n’a pas ce pouvoir ; alors que dans les ouvrages de science-fiction, l’homme l’expérimente[6]) ; et c’est à défaut d’assumer symboliquement cet impossible, la castration et le manque, que s’organise la psychose.
Lacan a mis en évidence et souvent rappelé que le rapport du sujet à l’objet est rendu impossible par l’interposition du langage, du signifiant. “A l’orée de la problématique du signifiant”, dit-il dans le “Désir et son interprétation[7], le sujet en devenir est confronté à l’Hilflosigkeit ou détresse infantile freudienne, à l’aphanisis ou disparition du désir, donc à la crainte, à l’angoisse de disparition, en d’autre termes, à l’innommable, au réel et à l’impossible. Et “l’astuce” dont il dispose alors c’est le “renvoi”, le “transfert”, la “délégation” de son affect vers l’objet : “Toute la nature du fantasme est de la transférer (la crainte, l’immanence qui retient par essence le sujet au bord de son désir) à l’objet” ; “le sujet doit lui-même se poser non pas en tant que a, mais en tant qu’image de a, image de l’autre (…) ce développement est ce par quoi, il vient s’inscrire dans une certaine trace (…) dans un certain rapport à l’autre …”. L’écriture du sujet comme sujet barré, S/, désigne donc non seulement la division entre conscient et inconscient, entre demande et désir mais également, dit-il, cette alternance du désir et du néant, des signes de “sa bonne volonté et de son abolition en tant que sujet”, question au coeur de son être et présente dans son rapport à l’autre, interrogation sur ce qu’il lui veut. Et on peut lire cette barre sur le S originaire comme la trace de l’assomption de la castration et du manque.
Les professionnels des institutions sont confrontés en permanence à la question de la place de telle personne qu’elles accompagnent, ce qui se manifeste dans le social par son degré d’autonomie, ses possibilités de rompre le cercle des échecs répétitifs, sa faculté à s’interroger sur son parcours, son désir ou non de définir et d’assumer un projet. Cette question de la place est donc inséparable de celle du rapport à l’autre et du rapport sujet – objet, puisque se présenter comme objet de l’autre est aussi une position subjective. Quelles que soient les circonstances sociales relatives à son parcours, chaque être humain porte en lui (dans sa vie privée, intime, sexuelle, inconsciente, et donc sociale) les traces des modalités originelles selon lesquelles il s’est constitué en tant que sujet dans un certain rapport à l’objet. Ces modalités ne sont pas enfouies dans les tréfonds d’un inconscient inaccessible, elles se manifestent dans le social, par des formes de relations aux autres, par des symptômes divers, par une manière d’être homme, femme, père ou mère…, par la répétition, la reproduction ou la confrontation aux mêmes impasses. Pour les publics accueillis dans les services et établissements, elles vont donc se manifester aussi dans le rapport aux professionnels qui les reçoivent et les accompagnent.
Les discours relatifs aux publics en souffrance et difficulté gomment donc une dimension essentielle (la question du sujet de l’inconscient, et celle de sa responsabilité) quand ils se focalisent sur des facteurs exclusivement économique et sociologique. Or ces discours sont prégnants voire dominants dans le regard sur des phénomènes tels que l’alcoolisme, les toxicomanies, le suicide, la délinquance ou les incivilités, la marginalité ou la folie…. Le langage administratif gestionnaire et le langage politique reprend à son compte un causalisme sociologique réducteur en raisonnant le plus souvent en termes de besoins des personnes, sans que la dimension objectivante de l’être humain, sous-jacente à ce langage, ne pose question, en utilisant des termes tels que “handicapé”, “handicapé psychique”, “souffrance psycho-sociale”, ou “fonctionnement”[8] …; et en recourant de plus en plus fréquemment au paradigme : problème – solution, comme si le précédent historique de la solution finale était oublié[9]. Notons que ces représentations objectivantes du monde humain reposent sur deux glissements : un premier entre acquis scientifiques et vérité (comme si le monde décrit par les “sciences humaines” était le monde humain) et un second entre formalisation de certaines connaissances et gestion administrative du monde.
Ce qui est étonnant c’est que quiconque a approché personnellement une personne confrontée à une question dénommée dépression, dyslexie, autisme, déficience mentale, suicide, toxicomanie….etc., sait que la réalité humaine est bien plus complexe que ce que le discours social en dit, qu’il y a en ces domaines de l’inconnu, de l’innommable, de l’impossible, du mystère, de l’inconscient. Quiconque, c’est à dire également le rédacteur de telle circulaire administrative et le fonctionnaire chargé de la mettre en oeuvre, tout autant confrontés aux énigmes de la souffrance, de l’inconscient, de la sexualité et de la mort…”Il n’est pas tenable durant une vie humaine, d’ignorer la réalité psychique”, écrit justement Hélène L’Huillet[10]. Ce que l’on peut alors chercher à comprendre, ce sont d’une part les mécanismes par lesquels ces processus administratifs réussissent à écarter le sujet de l’inconscient, et d’autre part les modalités de travail quotidien des travailleurs sociaux en institution dans des relations professionnelles où l’intersubjectivité ne peut être absente.
Du temps de Freud, on pouvait penser que le refus de la psychanalyse et de ce qu’elle apportait était lié à la difficulté de la levée du refoulement relatif au sexuel. Mais aujourd’hui, alors qu’un certain discours sur la sexualité est admis, à quoi tient cette occultation ? Il me semble que la catégorie de l’impossible et le concept de réel permettent de proposer une réponse. Si le discours sociologique sur le social est entendable par tout honnête homme et aujourd’hui trop entendu, c’est qu’il repose sur une représentation courante d’un objet bien identifié et de principes explicatifs dans le registre d’une causalité simplificatrice. La psychanalyse, au contraire, a pour objet un objet non représentable, l’inconscient, tandis que ses principes explicatifs reposent sur une autre logique que celle de la causalité linéaire temporelle directe. On peut considérer les entreprises de Freud, de Lacan et de leurs successeurs comme une tentative de lire avec une rigueur scientifique la réalité subjective, c’est-à-dire des faits qui se présentent hors causalité (la folie le manifestant de manière la plus crue), mais non pas hors logique et d’approcher l’impossible et le réel, hors – représentation.
L’impossible, c’est certes l’impossibilité d’être l’auteur de soi-même, d’inverser l’ordre des générations, mais c’est aussi l’impossibilité du collage du mot et de la chose, du sujet et de l’objet, l’impossibilité du rapport au sens de complétude entre homme et femme, l’impossibilité de répondre au manque dans l’Autre, l’impossibilité de l’inceste, l’impossibilité de saisir l’objet de son désir, de saisir ou de maîtriser l’inconscient, l’impossibilité de représenter le réel du corps, du trauma, du sexuel, de sa propre mort. C’est le symbolique qui permet au névrosé de faire avec cet impossible et ce réel. Mais au coeur de ces impossibles et de ce réel, il y a également de l’angoisse, du tragique, de la haine, de la violence, de l’horrible, de l’horreur, de l’innommable. La pratique clinique le montre, et il suffit de lire les évènements classés dans nos quotidiens comme faits divers, pour en avoir une autre vision, tandis que l’histoire du XXe siècle a montré de grandes capacités collectives à produire aussi du réel, au sens lacanien[11]. Et si la psychanalyse est si peu entendable dans le social, c’est bien parce que son objet est le manque d’objet, le manque, mais aussi parce que derrière ce qui habille ce manque, derrière l’auréole du fantasme et du signifiant, gîtent l’angoisse, l’horreur et le réel.
On peut voir alors les institutions sociales et sanitaires comme des lieux où se joue une tension entre un camouflage normal et logique de l’inconscient et du réel (par les opérations psychiques de refoulement et de déni), et un accueil et travail sur ce que des sujets cherchent à en dire, par leurs questions relatives à leur identité d’homme ou de femme, à leur position dans le temps, à la trace qu’ils laisseront sur terre, à leur difficulté d’occuper une position de sujet. Malgré les discours objectivant en effet, l’inconscient se manifeste malgré tout, l’impossible, le réel se donnent à voir, les malaises, les malêtres, les symptômes et passages à l’acte existent parfois de façon si crue que de l’horreur et de l’angoisse en résultent. Comment alors les professionnels d’institutions reçoivent-ils ces manifestations et ces questions ?
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Posons que les publics qui s’adressent aux institutions sont composés essentiellement de personnes chez qui le rapport au réel et à l’impossible ne s’est pas organisé avec le semblant adéquat, par défaut de présence symbolique de l’Autre et qu’ils ont précisément besoin d’autres personnes que celles de leur entourage ordinaire pour faire un peu moins mal avec ce réel. Posons que derrière toute demande, y compris une demande d’aide matérielle, gît un au-delà de la demande ou une demande autre ; faisons l’hypothèse qu’une non-demande recèle une demande d’aide pour formuler une demande en tant que sujet. Posons qu’un appel à l’Autre est ainsi lancé à la cantonade par des sujets à la dérive, en errance[12]. Et pour illustrer la tension que nous évoquons plus haut, décrivons deux modalités de réponse à cet appel.
La première est la non – réponse, la fuite, l’évacuation de la rencontre intersubjective, que nous appelons le transfert d’appel, qui est aussi une manière logique et normale de fuir le réel et l’angoisse qu’il recèle, conformément aux processus psychiques de refoulement et de déni.
Il est possible aujourd’hui de transférer ses appels téléphoniques de son poste fixe vers son portable, il est également un autre usage fréquent de la technologie téléphonique, c’est le remplacement des postes par des répondeurs automatiques, et des secrétaires d’accueil par des standards téléphoniques, ce qui supprime alors la possibilité d’échange. Dans les institutions cette tendance au transfert d’appel et à la suppression de la rencontre existe aussi. Elle se manifeste par différents modes de fonctionnement d’établissements ou services sanitaires, sociaux ou médico-sociaux : dans les modalités d’accueil (plusieurs intervenants avant une rencontre, éventuellement test ou grille d’évaluation), dans l’orientation des personnes vers un autre professionnel du service ou un autre service (et notamment vers le psychologue ou vers le service de psychiatrie), dans la rupture de la prise en charge à un moment de crise, dans des standards de durées de temps de prise en charge (quelques semaines dans une centre de post – cure alcoolique : si une relation transférentielle s’y noue, cela n’invite guère à réussir son projet de sortie), dans le cloisonnement des institutions, mais aussi dans le recours aux traitements médicamenteux rapidement administrés, dans l’usage de divers questionnaires d’évaluation ou d’auto-évaluation des personnes, dans le balisage des parcours organisés autour des projets individuels…
Au lieu de travailler avec le transfert, au sens analytique, cette modalité consiste donc à transférer la personne – objet, vers un autre lieu. Que de personnes circulent ainsi dans toutes les villes et territoires entre dispositifs et professionnels ! La confrontation à une non – réponse, au silence, à l’absence d’adresse de sa parole et de sa question est pourtant source d’angoisse, comme le montre l’usage des répondeurs téléphoniques et les standards automatiques, où le sujet est face au vide. A l’appel initial, à la place du nouage possible du transfert, ne répondent que les signes de la circulation de messages. Un certain nombre de situations de crise, d’agressivité et de violence, de “pétage de plombs” dans les institutions, notamment dans les lieux d’accueil, nous paraissent pouvoir être compris par cette absence d’Autre, cet évanouissement des possibilités d’interlocution. Et la dégradation des conditions de fonctionnement de plusieurs institutions, notamment celle de la psychiatrie publique, nous paraît plus imputable à cette tendance qu’aux effets de l’application de contraintes administratives et budgétaires.
L’autre modalité va consister à prendre en considération ce qui se joue sur le plan subjectif dans les relations entre professionnels et personnes accueillies. Par rapport à la prestation individuelle à domicile qui se développe aujourd’hui, l’intérêt du fonctionnement des institutions en équipes pluri-professionnelles est ici immense, puisque de par la multiplicité des compétences et des personnalités présentes, peut exister une diversité de liens subjectifs, sous réserve qu’il y ait effectivement rencontre. Mais comment un sujet peut-il comprendre que son appel a été entendu, ou pourrait l’être, que cet appel n’est pas réduit à la satisfaction de besoins, que quelque chose de ses questions inconscientes de sujet pourrait peut-être se déployer dans tel lieu ? Et comment les professionnels qui y travaillent peuvent-ils rendre compte un peu des effets subjectifs de ces rencontres, des effets positifs de ce qu’ils observent chez certains, de ce qui s’y joue ? Les acquis théoriques de la psychanalyse relatifs à la relation transférentielle entre analysant et analyste peuvent être sur ce plan un appui intéressant.
Rappelons tout d’abord cette définition minimaliste du transfert donnée par Freud en 1915 (une “liaison de sentiment[13]), à partir de laquelle chacun pourra s’accorder que le transfert existe dans les services.[14] Une autre définition du transfert par Lacan est celle de son séminaire sur les “Quatre concepts” : “Le transfert c’est l’actualisation de la réalité de l’inconscient et cette réalité est sexuelle”[15]. Ce terme d’actualisation peut se comprendre de la façon suivante : à chaque fois qu’une relation professionnelle – sujet se noue, dans un cadre à visée thérapeutique ou non, le sujet va venir y actualiser, présentifier, incarner sa réalité inconsciente, c’est-à-dire les coordonnées de son fantasme, de sa relation spécifique sujet – objet. Dans actualisation on peut entendre actuel et acte, temps et acte. Toute relation transférentielle met en jeu plusieurs dimensions du temps : le temps présent de l’entretien, le temps social évoqué dans tel propos, le temps passé refoulé et inconscient (qu’il soit entendu ou non), le temps d’inscription dans une généalogie, et le temps futur non seulement en tant qu’avenir mais en tant que potentialité ou devenir lié à une ouverture à l’inconscient. Ces temps ne sont pas dans une linéarité extérieure au sujet : chaque sujet a une manière spécifique d’être dans le temps (ainsi le passé n’est pas le passé, mais le présent du passé), d’incarner le temps et de s’y inscrire.
A propos du transfert dans ce même séminaire, Lacan précise aussi : “Il n’y pas seulement ce que dans l’affaire l’analyste entend faire de son patient. Il y aussi ce que l’analyste entend que son patient fasse de lui.”[16] Cette remarque me paraît précieuse pour les professionnels des institutions qui font souvent des observations sur leurs liens aux personnes qu’ils accompagnent, vus à sens unique, en ignorant souvent le sens inverse et la place qu’ils occupent dans la liaison ainsi établie. Or, comme pour un psychanalyste, il est d’un extrême intérêt pour un intervenant d’identifier quelques coordonnées du schéma fantasmatique dans laquelle il est lui-même pris par l’autre comme objet, afin de repérer les actes ou les faits qui viennent manifester, actualiser, incarner ce lien fantasmatique, et ceux qui manifestent parfois un écart par rapport à la répétition du même.
Comment ce repérage peut-il se faire ? En ne se focalisant pas exclusivement sur le social imaginaire mais en prenant en compte la complexité humaine dans toute son épaisseur ; en n’écoutant pas seulement le sens du discours des personnes mais en y entendant parfois autre chose et en prêtant attention aux ratés de la langue, aux lapsus ou aux hésitations, glissements ou répétitions de signifiants ; en ne se positionnant pas toujours en situation de savoir sur l’usager mais en faisant part parfois de son non-savoir, de son manque et de sa subjectivité ; en ne travaillant pas seulement avec les dispositifs institutionnels forcément limités et incomplets mais en travaillant également avec les failles, les limites et les impossibles de ces dispositifs et les dysfonctionnements qu’ils engendrent ; en ne cherchant pas à réduire la complexité subjective à un projet individuel révisé annuellement, mais en prêtant attention aux “petits riens”[17]de chacun et à l’invention qui s’y manifeste ou qui y est recherchée ; en ne rappelant pas seulement le cadre au regard des entorses inévitables qu’il suscite mais en invitant à la réflexion sur les circonstances qui les entourent et les sens qu’ils peuvent alors receler.
Les appels des sujets ne seront donc visibles, entendables, subjectivables que s’il y a quelqu’un pour les recevoir, pour en être témoin ou seulement secrétaire. L’enjeu n’est pas la réponse adéquate aux besoins et à la demande, mais une reconnaissance d’un au-delà de la demande. Cela suppose un dispositif institutionnel, une organisation adéquate ou pas trop dysfonctionnante, mais surtout, quelque soit la position occupée (position éducative, thérapeutique, sociale, d’animation ou de soutien à la vie quotidienne), une attention aux manifestations de la subjectivité de chacun et un repérage de la place où le professionnel est mis par celui qu’il veut aider. En d’autres termes, l’échange de paroles dans une vraie rencontre nécessite en permanence l’expression de marques de subjectivité, c’est-à-dire du manque. Dans ces échanges, ces manifestations sont constituées de tous les détails qui ont une fonction phatique, des premiers mots du dialogue qui ouvrent la possibilité de dialogue, mais aussi des éléments qui constituent le cadre de l’énonciation. C’est avec ces détails, ces décalages, fugaces, minimes que travaillent les intervenants des institutions. C’est avec ça que se construit la relation d’une intervenant social avec la personne qu’il accompagne et que se modifie parfois la relation d’un sujet avec lui – même.
Et l’un des enjeux du travail des psychanalystes dans les institutions (pour des supervisions ou analyses de pratiques) me semble alors de contribuer chez les professionnels à un déplacement, à partir d’une demande de savoir sur les pathologies, les symptômes et les sujets, vers une réflexion et interrogation sur la place qu’occupe chaque professionnel dans la relation spécifique à telle personne. Et dans ce type d’intervention, notre hypothèse est la suivante : c’est à partir des impossibles que rencontrent les professionnels (impossible au sens des limites et dilemmes dans lesquels ils sont pris dans leurs institutions, l’impossible réponse sociale ou institutionnelle à toutes les demandes, et l’impossible de la rencontre), que peut se comprendre un peu l’impossible et le réel auxquels ont à faire les sujets concernés, qui renvoient au réel sexuel auquel tout sujet est confronté.
Récemment, une équipe de professionnels travaillant dans un foyer de vie accueillant un grand nombre de psychotiques, me parlait d’une femme en disant qu’elle avait des difficultés à venir vers les intervenants et à s’intégrer au groupe des autres résidants, notamment lors des activités collectives : selon eux, elle n’osait s’approcher des autres et agissait “comme si sa présence pouvait tout chambouler”. Voilà une personne invitée à faire lien social, et elle a peur de déranger l’univers, c’est tout son rapport au monde qui en est questionné, c’est “le fragile équilibre de son désir” (Lacan) qui devient visible, c’est son positionnement en tant qu’être humain, être-là dans ce lieu, qui est interrogé. Il s’agissait peut-être d’une personne psychotique, mais on sait que ces sujets ont justement un rapport au réel non pacifié par le fantasme, par le signifiant phallique, et c’est ainsi qu’ils montrent ce qui ne peut se dire et qu’ils essaient de dire avec “l’outil du nom cassé”[18] (une langue inadéquate) quelque chose du réel que vivent aussi les névrosés.
Les personnes qui ont besoin à un moment de leur vie de l’appui d’institutions sont des personnes qui ont été confrontées à divers déboires dans le rapport au réel et à l’impossible, dans la constitution pacifiante du fantasme (du côté de la névrose) ; pour certains (du côté de la psychose) la forclusion du Symbolique a pour effet que le réel se montre de façon crue ou cruelle ; tandis que d’autres modalités sont à l’oeuvre dans la perversion ou dans l’errance psychique. Lors de la rencontre avec un professionnel en position de travailleur social ou en position thérapeutique dans ces lieux, qu’il serait alors réducteur de limiter leur demande à un besoin et le travail à faire auprès d’eux à l’élaboration annuelle d’un projet individuel ou personnalisé. Si dans les institutions les professionnels utilisent un tel outil de travail, faisons en sorte que cela ne devienne pas une poussette où ils déposent une personne à qui, une fois mise en chemin, on demande de ne pas se retourner, en effaçant toute question sur la subjectivité des uns et des autres.
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[1]Le Monde, 6 octobre 2006
[2] in “Langage et inconscient”, numéro 1, janvier 2006, éditions Lambert Lucas, Limoges, p. 35
[3]Seuil, 2006
[4] Anne Pollier :  “Femmes de Groix, ou la laisse de mer”, Gallimard, collection Témoins, 1975, p. 161, souligné par l’auteur.
[5]St Augustin, cité par J. Lacan, in “Ecrits”, Seuil, 1966, p. 114
[6]Ollivier Rey consacre tout un chapitre à l’analyse de la littérature de science-fiction ayant pour thème le remaniement du passé : un homme d’aujourd’hui envoie dans le passé un émissaire chargé d’intervenir auprès d’un de ses ascendants ou même de le tuer.
[7]Séminaire toujours inédit, leçon du 17 décembre 1958
[8]L’OMS a adopté en 2001 l’ICIDH-2, International Classification of Functionning Disabiility and Health, dénommée CIH-2 en français, Classification Internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la santé. Cf. : “Classification internationale des Handicaps et Santé Mentale”, Éditions du CNERHI -GFEP, 2001
[9]Jean-Claude Milner : “Le couple problème  / solution a déterminé l’histoire du nom juif en Europe. Le nazisme n’a fait qu’en disposer la forme ultime.”, in “Les penchants criminels de l’Europe démocratique”, Verdier 2003 page 13 et quatrième de couverture.
[10]Hélène L’Huillet : “La psychanalyse est un humanisme”, Grasset, collection Nouveau collège de philosophie, 2006, p. 16
[11] A partir de la Shoah, dans son livre “Le savoir-déporté. Camps, Histoire, Psychanalyse” (Seuil, collection La librairie du XXIe siècle, 2004), Anne-Lise Stern rend compte de ce rapport entre réel de l’histoire et clinique contemporaine.
[12]Errance sociale et errance psychique vont souvent de pair. Cf. le séminaire de Lacan : “Les non-dupes errent” (1973-1974), autre séminaire inédit.
[13] Sigmund Freud : “Leçons d’introduction à la psychanalyse”, 1915, in Oeuvres complètes, PUF, tome XIV, 2000, p. 12
[14] Nous avons entendu récemment dans une institution qu’une résidente parlait de son professionnel référent en disant : mon préférent.
[15]Lacan, in “Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse”, le séminaire XI, 1964, Le Seuil, éditions Points, 1973,
[16] ibid, p. 178
[17]Marie-Josée Berger : “L’étrange familiarité de la vie quotidienne en institution, ou ces ‘petits riens’ qui dérangent”, document ronéoté.
[18]Françoise Davoine : “La folie Wittgenstein”, EPEL, 1992
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