D- "Les naufragés. Avec les clochards de Paris"

LES NAUFRAGES. Avec les clochards de Paris“, de Patrick DECLERCK[1]

 
(Note de lecture parue dans Al lizher (revue interne de l’EPB) en 2004)
 
“Nous les côtoyons tous les jours. Souvent, ils sont ivres et peinent à mendier. Ils sentent mauvais, vocifèrent et font un peu peur. Nos regards se détournent. Qui sont ces marginaux aux visages ravagés ? Des exclus ? Des pauvres ? Ce sont des clochards. Fous d’exclusion. Fous de pauvreté. Fous d’alcool. Et victimes surtout. De la société et de ses lois. Du marché du travail et de ses contraintes. Mais au delà, c’est contre la vie elle-même qu’ils se révoltent. C’est elle qu’il combattent. C’est elle qu’il haïssent. Hallucinés, ivres, malades, c’est un autre et impossible ailleurs dont ils s’obstinent à rêver furieusement.”
C’est par ce texte qu’est présenté en quatrième de couverture le livre de P. Declerck, philosophe, anthropologue et psychanalyste. L’auteur a travaillé avec cette population pendant près de 15 ans en tant qu’ethnographe de 1982 à 1985, comme psychanalyste à la Mission France de Médecins du Monde  de 1986 à 1987 et, de 1988 à 1997, au CASH, centre d’accueil et de soins hospitaliers (hôpital général) de Nanterre, qui dispose d’un service d’accueil et d’orientation, d’un foyer de réinsertion CHRS et d’un CAT. Pour mieux rendre compte du quotidien de cette population et voir le fonctionnement  des institutions de l’intérieur, il s’est fait aussi ramasser incognito comme clochard  et a vécu quelques temps comme eux.
Mais il ne faut pas voir ce livre uniquement comme un témoignage sur la réalité de la misère de la rue. Fidèle à l’esprit cette collection, le livre effectue un va-et-vient entre l’expérience à partir de nombreux parcours ou vignettes de vie (première partie : ROUTES), et la tentative de compréhension des problématiques de ces publics, des relations soignants – soignés, de la place de ces publics dans la société contemporaine, et du rôle des institutions (deuxième partie : CARTES), tandis que la position de l’auteur dans cette aventure est également l’objet de développements.
“Ce récit est celui du cheminement de la conscience, de ma conscience, à travers ce qui, peu à peu, s’est révélé être une manière de voyage initiatique. Erlebniss de ce voyage étrange et trop souvent ambigu. D’un naufragé l’autre, cette histoire ne pouvait éviter de devenir aussi la mienne” (p. 15)
Le livre de Patrick Declerck est émaillé de citations de philosophes, d’écrivains, et illustré de nombreuses reproductions de tableaux, dessins, gravures de V. Hugo, Goya, James Ensor, Bruegel, Bosch, Munch, ainsi que de dessins de l’auteur, représentant des corps humains dans des situations de détresse, de dénuement…, ainsi que d’une série de photographies.
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“Les Naufragés” présente plusieurs intérêts. Tout d’abord il apporte des connaissances d’ordre sociologique et anthropologique sur cette population et ses modes de vie. Le nombre de personnes concerné par une vie à la rue est estimé sur Paris entre 10 000 et 15 000 permanents, et entre 20 000 et 30 000 personnes désocialisées proches de la clochardisation. Sur l’ensemble de la France, le chiffre total serait de l’ordre de 100 000 en 1999.
C’est le corps qui semble l’élément central de la socialité de ces personnes : le corps exposé sur la voie publique, le corps blessé, accidenté ou malade, le corps sale et malodorant lavé à grandes eaux dans le centre d’accueil (“L’odeur…C’est de l’odeur dont je me souviendrais le plus longtemps” (p. 73) ; “le clochard alcoolique présente, d’une manière générale, une tendance regrettable à une mauvaise étanchéité corporelle”, (p. 55)), le corps sous – alimenté risquant l’hypothermie à partir de 10 degrés, le corps violé ou le corps-marchandise dans la prostitution, le corps précocement vieilli, le corps tatoué,  le corps dépendant de l’alcool et des psychotropes, le corps fatigué (“Ils s’endorment très vite, épuisés. S’élève alors, dans le calme qui s’installe, un concert organique : ronflements, flatulences, renvois, raclements de gorge, quintes de toux interminables. Pauvres bruits d’une humanité délabrée.” (p. 44)), le corps sans les références du temps et de l’espace, et qui doit faire des efforts surhumains pour réaliser des gestes quotidiens ordinaires et pour survivre.
La personne à la rue parle de sa vie en reprenant souvent un discours qui renvoie son parcours à des déterminismes sociaux : l’absence de travail, la séparation conjugale, l’enfance malheureuse, la maltraitance… Mais il s’agit là d’une construction, d’une mise en scène de son rapport au monde, qui ne peut pas longtemps masquer une angoisse existentielle :
“La première fonction du discours est d’abord de disculper le sujet à ses propres yeux. Ses échecs, ses dysfonctionnements, sa vie lamentable, tout cela doit être mis à distance, expliqué, rationalisé, par une étiologie qui ne l’explique en rien. Son discours doit, avant tout, apporter la preuve irréfutable de sa normalité.” (p. 31) “Ils ont cette hautaine noblesse de ne plus faire de phrases. De ne plus croire – tout dans leurs comportements le montre – au progrès, aux lendemains chantants, des efforts collectifs, à l’avenir de l’homme. De ne plus rien croire en rien d’autre, au fond, qu’au néant et à la mort.” (p. 15)
La forte consommation d’alcool (95% d’entre eux, antérieure à leur clochardisation), d’autres toxiques (25%), de tabac et de médicaments divers a sans doute pour fonction première de constituer une enveloppe protectrice face à cette angoisse. Le parcours à la rue s’accompagne de différents contacts avec des institutions, de travail social ou de soins, au fil des tentatives de suicides, crises de folie, errances et accidents corporels divers. Mais dans quelle mesure ces rencontres permettent aux sujets de sortir d’un discours d’autojustification ?
“Une des difficultés liées à ces malades aux parcours psychiatriques existentiels (j’allais dire “professionnels”, tant on est proche là de véritables “carrières”), est qu’il ne présentent plus à l’extérieur qu’une sorte de faux self, rompu au psittacisme psychiatrique. Tout se passe alors comme si le malade discourant en face de nous n’était plus qu’une sorte de ventriloque répétant un texte depuis longtemps désinvesti. “Je” est ailleurs…” p. 157
Ce discours est en grande partie le produit de la relation soignant – soigné instauré dans les institutions:  “J’ai vu la psychiatre. Ah, ça s’est mal passé, mal passé…Elle me posait des questions et moi je lui répondais : “Mais vous avez le dossier sur votre bureau, pourquoi voulez-vous…En plus, vous avez lu le dossier, vous savez ce qu’il y a.” Et elle me posait des questions. Et je lui ai dit : ” Mais prenez le dossier, lisez-le et après vous me posez des questions.” Non, non, elle voulait que je lui raconte ceci, cela…Moi j’en ai marre de raconter ceci, cela. La conclusion, c’est que je me suis levé et que je suis parti.” (p. 173)
Les nombreux témoignages du livre apportent un matériau de première main sur le fonctionnement institutionnel français, la psychiatrie d’une part, le travail social d’autre part.
 
A-      En ce qui concerne la psychiatrie, on constate tout d’abord les effets du processus de désintitutionnalisation qui s’est déroulé depuis 20 ans en France : de nombreuses personnes à la rue ont connu une hospitalisation plus ou moins longue, et de nombreuses personnes qui en auraient aujourd’hui besoin ne peuvent y avoir accès. On voit à plusieurs reprises les efforts que doivent déployer les professionnels des centres d’accueil pour trouver en psychiatrie un abri pour quelques personnes, protection qui ne durera que quelques jours. Quelques exemples :
–          une vieille dame de soixante – douze ans est renvoyée par la psychiatrie, deux fois en trois jours, au centre d’accueil, “sous prétexte que son cas ne présente aucun caractère d’urgence” (p. 13) ;
–          une femme sortant de l’hôpital psychiatrique, confuse, est adressée à St Anne, qui répond : “personnalité psychopathique… rompant de façon récurrente les contrats thérapeutiques…Nous vous serions gré de faciliter notre tâche en évitant de nous la renvoyer.” (p. 98)
–          récit (p. 78 – 79) d’une tentative d’hospitalisation à vie d’une personne clochardisée dangereuse, nécessitant une prise en charge totale. Impossibilité, refus, bricolage d’un accueil pendant  quelques jours.  La personne est retrouvée à la rue et au centre d’hébergement quelques dix jours plus tard.
Or la nécessité de structures d’accueil est évidente : “L’immense majorité des personnes hébergées au centre d’accueil de Nanterre ne peut survivre qu’à l’abri d’une institution comme celle-ci. Ils ne sont plus de nulle part. Tombent à travers les failles des logiques sociales et institutionnelles classiques. Pas tout à fait assez malades ou fous pour relever de l’hospitalisation, ils le sont cependant trop pour pouvoir survivre à l’extérieur.” (p. 93). “Le clochard est le fœtus de lui-même. Si nous ne pouvons l’accoucher à la vie, au moins mettons-le à l’abri. Offrons-lui asile.” (p. 318)
“Il faut aussi souligner le caractère insuffisant de la réponse de la psychiatrie à la détresse des SDF. Cette dernière est trop souvent banalisée et renvoyée au ‘social’. Ainsi la psychiatrie se défend-elle de sa dimension asilaire, dont elle aimerait qu’elle appartienne à un passé révolu et dont elle trouve qu’elle cadre mal avec le caractère de technicité médicale auquel elle aspire. Les refus d’hospitalisation de clochards par les services psychiatriques sont – l’ensemble des praticiens de terrains sont, avec une rare unanimité, d’accord sur ce point – beaucoup trop fréquents. Indépendamment des fantasmes de toute-puissance dont les divers intervenants ont tendance à investir la psychiatrie, celle-ci se dérobe généralement devant la souffrance chronique au pronostic sombre qu’est la grande désocialisation. (…) S’il est aujourd’hui possible – à certaines conditions – de bénéficier, lorsqu’on est psychotique, des secours ponctuels de la psychiatrie, il n’est, en revanche, plus de lieux où l’on puisse être fou.” (p. 342 – 343)
 
B-               En ce qui concerne le travail social, le livre de Declerck met en évidence les limites d’analyses générales s’appuyant exclusivement sur des déterminismes économiques ou sociaux, qui ont pour effet d’orienter les pratiques vers des formes d’injonctions à l’insertion professionnelle, comme l’illustre la situation de Raymond (p.270 – 281 et 375-79), hébergé de la Maison depuis  une année, où il  rendait  service, était discret et semblait bien  installé dans le paysage de l’institution, mais qui disparaît un jour de manière bizarre : il est  mort de froid à quelques mètres de l’hôpital. Que s’était – il passé ? Avant son départ, il était passé du centre d’accueil (sans limite de durée de séjour) au centre de réinsertion (6 mois renouvelables une fois), avec la mention “stage extérieur”, sous la  douce pression des intervenants sociaux, qui le jugeant bien inséré dans le centre, ont souhaité pour lui un parcours, un projet d’insertion, une formation…Raymond  ne sait pas / ne peut pas dire non. “Il a tenu un mois et demi, puis il a fichu le camp, honteux, battu, écrasé. Il est reparti vers son pinard, ses soûleries, ses délires et sa mort.”.
 L’auteur analyse les aspects idéologiques du concept d’exclusion et le fantasme de la réinsertion professionnelle (p. 291 – 292) et la méconnaissance des processus transférentiels qui se traduisent souvent par des passages à l’acte du côté des professionnels. “Du point de vue  psychique, il existe une collusion opératoire entre sujets et institutions, qui se tranquillisent mutuellement en se précipitant d’un commun accord dans l’agitation du ‘faire’ (faire des papiers, faire un stage, faire une cure…), plutôt que d’oser l’inquiétant vertige du chronique et de l’irréversible : c’est-à-dire choisir de s’installer définitivement dans la dimension existentielle du soin itératif, clos seulement par la mort du sujet, plutôt que de fuir dans des chimères passagèrement anxiolytiques d’une guérison  encore et toujours ratée.” (p. 340)
Pour sortir de cette double impasse psychiatrique et sociale, P. Declerck définit le syndrome de désocialisation comme évitement et protection contre la psychose.
“J’entends par désocialisation un ensemble de comportements et de mécanismes psychiques par lesquels le sujet se détourne du réel et de ses vicissitudes pour chercher une satisfaction, ou – a-minima –  un apaisement, dans un aménagement du pire. La désocialisation constitue, en ce sens, le versant psychopathologique de l’exclusion sociale. (…)
On ne saurait comprendre la dynamique propre au phénomène de la clochardisation, à moins de considérer que cette dernière est la manifestation, in fine, d’un désir inconscient du sujet qui recherche et organise le pire. Cette recherche du pire passe, de faux pas en actes manqués, par la destruction brutale ou progressive de tout lien libidinal. Il s’agit de rendre tout projet impossible. Le sujet n’y organise rien moins que sa propre désertification. Cela est parfaitement illustré par un signe clinique typique de ces tableaux : celui de la perte répétée, quasi programmée, des papiers d’identité.” (p. 294)
“Il semble que la grande désocialisation constitue une solution équivalente (mais non identique) à la psychose. Solution tragique et mortifère, solution de la dernière chance, par laquelle les sujets tentent de se mettre à distance du pire qu’ils sentent bouillonner en eux. C’est à l’éventualité potentielle et fantasmatique du meurtre, du suicide ou de l’effondrement psychotique que la désocialisation offre une sorte de moyen terme et d’aménagement chronique”. (p. 316)
Membre de la SPP, P.Declerck n’est pas lacanien. Il ne s’appuie donc pas sur des concepts qui viennent pourtant à l’esprit en le lisant : la jouissance, l’objet a, le réel, le délire comme construction. Il produit une interprétation limitée du concept de forclusion : “la forclusion de la castration anale”. De même il n’articule pas ces observations autour de la pulsion de mort. Enfin, on pense que la conceptualisation lacanienne des phénomènes psychosomatiques pourrait constituer une référence intéressante.
Mais son travail vaut non seulement pour le témoignage qu’il constitue, mais aussi pour ses apports sur l’analyse des fonctionnements institutionnels, des relations des professionnels avec ces personnes, sur le refus du savoir sur ces populations, et pour ses élaborations propres sur le syndrome de désocialisation, ou l’espace transitionnel de soins :
 “Il ne s’agit plus de tenter d’impossibles guérisons, ou de planifier de chimériques réinsertions, mais de reconnaître et d’accepter le caractère chronique et irréversible du mode de fonctionnement des sujets gravement désocialisés, qui évoluent dans un ‘ailleurs’. ‘Ailleurs’ social et économique, mais aussi ‘ailleurs’ symbolique et psychique, équivalent à la psychose. Et comme la psychose, la grande désocialisation se maintient, se gère et s’accompagne au cours de la vie et jusqu’à la mort.” (p. 361 – 362) “C’est la persistance du lien thérapeutique et le caractère inconditionnel et indestructible de l’intérêt que lui porte son soignant qui sont l’objectif premier.” (367)
La vie n’est supportable pour les humains qu’au prix de renoncements, de refoulements, d’inhibitions et d’angoisse. Or les sujets clochardisés viennent rappeler à la société et aux hommes et femmes qui la composent, le prix qu’ils ont payé et continuent de faire pour s’insérer dans des liens sociaux.
L’absence d’abri pour la folie a aujourd’hui  pour conséquence la présence ostentatoire de ces publics  au cœur des villes. La fonction sociale du spectacle de cette souffrance n’est –elle pas alors la constitution d’une image-repoussoir pour l’ensemble de la société, scellant mythiquement et inconsciemment son unité autour de ce rejet ?
 

 

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[1] Editions Plon, collection Terre Humaine, 2001, 457 pages, et Editions Pockett Poche, 2003.

 
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