‘Le péché originel de la psychanalyse. Lacan et la question juive’.

 
‘Le péché originel de la psychanalyse. Lacan et la question juive’.
de Gérard Haddad. Seuil, 2007
 
Note de lecture par Jean-Yves Broudic, parue dans Al lizher, bulletin de l’EPB en 2008
 
Chaque lecteur de Lacan constate son dialogue constant avec Freud, ses successeurs et avec les grands penseurs en philosophie, théologie, anthropologie, linguistique, psychiatrie qu’ils soient de son époque ou qu’ils aient marqués de leurs œuvres des temps antérieurs. Ces penseurs apparaissent de façon épisodique, plus ou moins constante, dans ses textes et dans ses séminaires et c’est à ces dialogues que sont régulièrement consacrés des articles et des ouvrages : Lacan et ….les présocratiques, Lacan et Aristote,…et Socrate, …et Platon,…et Spinoza, …et Hegel, …et Heidegger, …et Kierkegaard, …et Nietzsche,…et Lévi-Strauss, …et  la linguistique, …et la pensée chinoise,…et la Littérature, etc.
Mais s’il est une constante rencontrée en tant que lecteur et étudiant de ses textes, c’est sa référence au christianisme d’une part (St Thomas et St Augustin…), au judaïsme d’autre part. La première pensée est peut-être plus familière de nombre de ses lecteurs d’aujourd’hui qui peuvent croire que certains de ses concepts sont issus de la pensée chrétienne, notamment le concept de Nom-du-Père, puisqu’on rencontre cette expression dans l’une des prières les plus usitées de cette religion. Mais des références à la religion et de la pensée juives sont rencontrés en permanence, Lacan écrivait régulièrement des mots et lettres hébraïques lors de ses séminaires[1], et il a construit nombre de ses concepts en s’appuyant directement sur des éléments de cette tradition de pensée.
Gérard Haddad est un psychanalyste connu pour avoir écrit le livre ‘Le jour où Lacan m’a adopté’[2] où il racontait son parcours analytique avec Lacan, les effets de sa longue cure sur de multiples dimensions de sa vie et sa place dans les différentes écoles de psychanalyse, dont l’Association freudienne internationale, dont il se séparera pour des raisons que nous ignorons. Mais il est aussi l’auteur de quatre essais de psychanalyse, dont le premier paru en 1981 : ‘L’enfant illégitime. Aux sources talmudiques de la psychanalyse[3], ‘Manger le livre[4], ‘Les Biblioclastes[5], ‘Freud en Italie. Psychanalyse du voyage[6], ainsi que d’une biographie de Maïmonide[7] et d’une présentation de l’autobiographie de Eliezer Ben-Yéhouda, à l’origine de la renaissance de l’hébreu moderne[8]. Il est par ailleurs le traducteur et l’éditeur de plusieurs livres de Yeshayahou Leibowitz, savant et philosophe israélien.
Le lien entre la pensée juive et la psychanalyse est donc le fil conducteur de tous ses ouvrages, mais alors que dans le premier de ses livres il travaillait essentiellement sur le rapport de Freud aux modes de pensée (midrash) utilisés dans l’étude juive, le dernier est focalisé sur la pensée lacanienne. Son livre est basé sur la recension exhaustive de la référence à la Bible et à ses commentateurs dans toute l’œuvre de Lacan, de son œuvre écrite et publiée à ses séminaires retranscrits, publiés ou non. Pour cela déjà, il s’agit d’un ouvrage remarquable, puisqu’il raconte les circonstances de la rencontre de Lacan avec le judaïsme (ce n’est pas rien d’appeler sa fille Judith en 1942 ! Il regrettait de n’être pas juif, confie-t-il à Charles Melman, cf. p. 51) et il décrit par le menu les fils originels de certains concepts de Lacan, et au travers des nombreuses citations de Lacan sur une même question il permet une traversée de son œuvre et une lecture de l’évolution de sa pensée. Mentionnons quelques points :
– les concepts de Père et de Nom-du-Père sont forgés en référence à l’idée de la mort du père (mort symbolique), pensée par Freud dans son livre sur Moïse, et référée à la révélation mosaïque sur le mont Sinaï : eyéh acher eyéh / Je suis ce que Je suis ;
– le concept d’objet a est élaboré par Lacan dans le séminaire l’Angoisse à partir d’une réflexion la notion de livre de chair que le juif Shylock doit payer dans la pièce de Shakespeare, ainsi que sur le rite de la circoncision ;
– dans le même séminaire, Lacan développe l’idée que la voix comme objet partiel pulsionnel, arrachant ainsi le concept de pulsion et la psychanalyse à sa tendance biologisante, et il le fait après un long commentaire de l’usage du shofar (corne de bélier) lors des fêtes de Roch Hashana et de Yom Kipour ;
Bien entendu, nous ne faisons là qu’indiquer rapidement des points que l’auteur aborde bien plus longuement. Citons quelques mots de Lacan quand il parle de la circoncision et de l’objet a :
« C’est justement ce commun dénominateur de la coupure qui permet d’amener dans le champ de la castration  l’opération circonsisoire, la Beschneidung du prépuce, l’arel, pour le dire en hébreu. (…)
Cette partie résiduelle, la voici. Je l’ai construite pour vous, je la fais circuler. Elle a son petit intérêt, parce que, laissez-moi vous le dire, ceci, c’est a. Je vous le donne comme une hostie, car vous vous en servirez par la suite. Le petit a, c’est fait comme ça.
C’est fait comme ça quand s’est produit la coupure, quelle qu’elle soit, que ce soit celle du cordon, celle de la circoncision, et quelques autres encore que nous aurons à désigner. Il reste, après la coupure, quelque chose de comparable à la bande de Moëbius, qui n’a pas d’image spéculaire. » (p. 259-260)
Et Gérard Haddad précise : « Ce petit a, livre de chair symbolisée concrètement par le prépuce, vient en définitive solder le compte du sujet dans son rapport au grand Autre du symbolique. (…)
Le judaïsme serait donc ce lieu de culture où la saisie de cette donnée fondamentale du sort de l’être humain serait la plus claire et la plus précise, à savoir qu’on ne s’acquitte de sa dette d’être parlant qu’en la payant d’une livre de sa chair. Le génie de Shakespeare est d’avoir mis le doigt sur cette donnée toujours méconnue. » (p.261-269)
Ajoutons encore ce propos plus général de G. Haddad : « S’il est un invariant tout au long de l’œuvre de Lacan, de ses premiers pas théoriques à son dernier mot dissous dans le silence de sa maladie, c’est sa référence constante aux trois catégories de l’Imaginaire I, défini dans sa référence au stade du miroir, du Symbolique S ou ordre du langage dans lequel en tant que parlants nous nous trouvons immergés, du Réel R enfin, défini comme impossible à dire ou à imaginer, zeste de théologie négative. Ne nous arrêtons pas, pour n’agacer personne, sur le fait que ces trois lettres, surtout quand Lacan prend soin de d’y ajouter trois points de suspension, ISR…, sont les trois premières lettres du nom biblique Israël. » (p. 21)
Mais le travail de G. H. serait d’un intérêt réduit s’il se limitait à une recension de la référence de Lacan à des penseurs du judaïsme. Il a une autre ambition et il propose une analyse personnelle de ses rapports. Il rappelle tout d’abord le désir de Lacan de reprendre l’impensé juif de l’élaboration freudienne, et il montre que c’est parce qu’il mettait cette question au travail, plus que sur le problème technique des séances courtes, que Lacan a été exclu de l’IPA en 1964, à une époque où cette question est directement liée à la Shoah (« Le réel de notre temps », dit Lacan), et où l’IPA est précisément dirigée par des psychanalystes qui y ont échappé au prix de transactions douteuses avec le régime nazi, ce dont ils ne voulaient évidemment plus entendre parler.
Gérard Haddad apporte donc nombre d’éclairages sur l’histoire de la psychanalyse du temps de Freud et de Lacan, mais il montre aussi les limites et errements de Lacan dans le domaine de la Chose juive, en raison du choix de ses références théoriques. En effet la pensée juive est diverse, elle est traversée par de multiples courants, ce qui en fait l’unité ce sont ses rituels avant tout. En cela, on peut la comparer aux divers courants théoriques de la psychanalyse qui ont une pratique commune, celle du divan (cf. à ce propos le chapitre : Le rituel et la Chose juive). Quels sont alors les courants de pensée que rencontre Lacan dans le judaïsme ? Il y a d’un côté un courant mystique, ésotérique, représenté par la Kabbale, pour lequel l’intervention de Dieu se manifeste dans la marche du monde et il s’agit d’en décrypter les signes de diverses manières. Et il y a depuis Maïmonide un courant rationaliste qui cherche à concilier pensée juive et science, foi et raison, avec comme pierre d’angle théorique un Dieu irreprésentable.
Or le paradoxe est que Lacan rencontre et cite plus de penseurs du courant mystique, ésotérique que ceux du courant maïmonidien, alors que sa pensée est plus proche de celle de Maïmonide, auteur notamment du « Guide des égarés » (publié en 1185) :
« Maïmonide, comme Lacan pose comme pierre d’angle de sa pensée une théorie du langage mettant l’accent sur l’équivoque du signifiant, équivoque qui ouvre le champ à l’interprétation et à l’allégorie. Du coup, le Guide des Egarés se développe selon trois axes. Celui du langage, ou ordre symbolique, qui permet à l’intellect, à la raison son travail de conceptualisation critique. Mais ce symbolique rencontre immédiatement son obstacle (c’est ainsi que Maïmonide interprète la faute d’Adam et Eve), celui de l’imaginaire. La pensée humaine est freinée, voire débilitée par cet imaginaire qui provient de la projection de l’image de notre corps sur le monde et sa connaissance. L’être humain est incapable de penser autrement qu’en termes de corps, le maître juif y revient un grand nombre de fois.
Quelque chose cependant échappe à ce qui est dicible, à ce qui est imaginable. Il y a de l’impossible à dire et à imaginer. Maïmonide n’emploie pas le terme de « réel » que Lacan utilisera, mais il le définit en creux, comme « réalité véritable » (matoui emet). Dieu appartient à ce réel, il est cette « réalité véritable » à laquelle la tare originelle de l’homme, son imaginaire, collé au corps, l’empêche d’accéder. » (p. 78-79)
Pour Maïmonide, c’est donc « en dépouillant Dieu de toute corporéité » que l’on parvient à l’idée de l’Un divin et que l’on approche de la connaissance. Dans cette perspective l’étude juive n’est pas contradictoire avec la connaissance scientifique, au contraire, c’est cette conception de Dieu comme ensemble vide, comme fonction, qui conduit à une dénonciation radicale de toute magie, qui est à la source de l’émergence de la science occidentale, selon A. Koyré, ce que reprendra Lacan.
Mais la référence kabbalistique est bien plus fréquente chez Lacan dans ses écrits et séminaires, ce qui le conduit à des formulations relatives à un Dieu qui commande, qui ordonne de jouir, qui a un corps, etc. Par  exemple, on lit dans l’Angoisse :
« Il est tout de même temps de se souvenir de la différence qu’il y a entre le Dieu moteur universel d’Aristote, le Dieu souverain bien, conception délirante de Platon, et le Dieu des Juifs, qui est un Dieu avec qui on parle, un Dieu qui vous demande quelque chose, et qui, dans l’Ecclésiaste vous ordonne Jouis – ça c’est vraiment le comble.
Jouir aux ordres, c’est tout de même quelque chose dont on sent que, s’il y a une source, une origine, de l’angoisse, elle doit tout de même se trouver quelque part par là. A Jouis je ne peux que répondre qu’une chose, c’est J’ouis, mais naturellement je ne jouis pas si facilement pour autant. Tel est l’ordre de présence dans lequel s’active pour nous le Dieu qui parle, celui qui nous dit expressément qu’il est ce qu’il est. » (L’angoisse, p. 96, Seuil ; G.H. p. 133)
Or cette conception anthropomorphique de Dieu, conception chrétienne et kabbalistique, est « tout simplement irrecevable pour toute personne un peu au fait des choses » (G.H. p. 133). Le repérage de cette tension chez Lacan entre ces différentes pensées au sein du judaïsme n’est pas le moindre des acquis que l’on retire de la lecture et de l’étude de ce livre, qui permet  alors de lire différemment, sans trop s’arracher les cheveux, certaines formulations contradictoires de Lacan.
Soulignons aussi les implications politiques de ces débats, esquissés par G. Haddad sur deux plans au moins. D’une part sur le plan politique, puisque en Israël, ce sont les courants religieux les plus mystiques non rationalistes qui ont les positions les plus extrêmes en ce qui concerne les rapports entre les populations juive et arabe. Et sur le plan des institutions analytiques que l’on connaît, en observant dans quel groupe lacanien ces questions sont ou non mises à l’étude. Et rappelons également les enjeux cliniques de telles réflexions, le rapport entre l’irreprésentable et la lettre étant au cœur de toute cure analytique.
 

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PS. Nous mentionnons sur ces questions des publications récentes, sur lesquelles nous reviendrons peut-être :
–          Daniel Sibony : Psychanalyse et Judaïsme (Champs Flammarion). Et : Lectures bibliques (Odile Jacob)
–          Henry Ray-Flaud : « Et Moïse créa les Juifs… ». Le testament de Freud (Aubier)
–          La Célibataire n° 15 : Les trois religions du Livre : I- Le bonheur juif ; II- La souffrance chrétienne ; III- Les délices de l’Islam. (éditeur EDK)
 

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[1] Ecriture hébraïque qui n’est guère reproduite dans les séminaires publiés au Seuil.
[2] Grasset, 2002
[3] Desclée de Brouwer, 1981 ; réédité en poche sous le titre : ‘Lacan et le judaïsme’ (Livre de poche, Essais)
[4] Grasset, 2004, Hachette Pluriel, 1998
[5] Grasset 1990, réédité en poche sous le titre : ‘Les folies millénariste’ (Livre de poche, Essais)
[6] Albin Michel, 1994, Hachette Pluriel, 1998
[7] Les Belles Lettres, 1998
[8] ‘La renaissance de l’hébreu’, précédé de ‘La psychose inversée’ de Gérard Haddad, Desclée de Brouwer, collection Midrash.
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