Article écrit sur l’exposition des vidéos de B. Viola en juillet 2014 au Grand Palais à Paris.
« Birth is not a beginning, Death is not an end” Chuang Tzu (Journal de B. Viola, août 2013)
Un homme qui a depuis longtemps une très mauvaise odeur ne le sait pas, tant que quelqu’un ne la lui pas signalée. Un homme qui parle haut et fort ne sait pas toujours non plus qu’il génère de l’agressivité si personne ne le lui indique. Un être humain qui vit dans le temps depuis longtemps ne le sait pas plus, et il est heureux alors qu’il rencontre un évènement qui le lui rappelle.
Cet évènement peut être une œuvre, telle que celle de Bill Viola, vidéaste américain.
Sur un écran de taille humaine, six ou huit hommes et femmes forment un ensemble compact, se touchent, se tiennent parfois les bras, se déplacent lentement, se congratulent, et présentent des visages bouleversés. La scène du film vidéo se déroule au ralenti, comme dans la totalité des œuvres de Viola, et dure près de quinze minutes. Vous pouvez ne pas vous arrêter devant ce tableau vivant, car il semble que le mouvement circulaire des corps se déroule toujours de la même manière, chaque personne passe successivement au premier plan et la vidéo tourne en boucle. Mais si, intrigué, vous vous asseyez sur le banc placé devant l’écran, vous constatez qu’à chaque passage au premier plan, l’homme ou la femme fixe sur vous son regard direct intense. Vous comprenez alors que l’évènement futur a déjà eu lieu, que vous êtes à la place unique de celui qui n’est plus, que vous êtes à la place du mort…2
Vous n’êtes donc pas spectateur des vidéos de Viola, vous en faites partie, vous êtes intégrés dans son espace et dans son temps et ainsi amenés à vivre et penser différemment les vôtres.
Ainsi, The dreamers est composée de sept vidéos en boucle de corps d’adultes et d’une enfant, immergés habillés dans une masse liquide, yeux fermés : seules quelques bulles parcourent leurs visages de temps en temps, tandis que les flux et reflux de l’eau transforment en permanence les images, à moins que ce soit les petits mouvements lents de leurs membres qui génèrent quelques ondes aquatiques et quelques ondes sonores très lointaines. On est dans entre-deux, entre vie et mort, entre activité et sommeil, entre réalité et rêve, dans les limbes. Le visiteur qui pénètre dans cette pièce est totalement entouré de ces rêveurs et il est conduit ainsi à rêver : mais avec les autres visiteurs de l’expo qui se trouvent avec lui dans cette salle, il devient un personnage de leurs rêves.
Heaven and earth : cette première vidéo de l’expo est composée de deux écrans télés, disposés face-à-face horizontalement à hauteur d’homme. On peut à peine distinguer les images, pour les voir plus précisément il faut se mettre sur la pointe des pieds ou se faire plus petit ; et si l’on regarde entre les deux écrans, on verra plutôt un autre visiteur en face de nous. Donc là aussi, le visage d’un autre spectateur fait partie des images projetées, qui sont le visage d’un bébé qui vient de naître (earth) et le visage d’une femme âgée mourante (heaven), qui se font précisément face.
La frontière du temps est franchie à maintes reprises dans cette exposition : un homme nu âgé (A la recherche de l’immortalité) et une femme nue âgée (A la recherche de l’éternité, 18 mn) marchent d’un même pas en notre direction de spectateur sur deux écrans séparés. Ils passent ensuite un long moment à scruter presque tous les recoins de leur corps et leur peau à l’aide d’une lampe de poche. Ils finissent par disparaître.
Les premières pièces de l’exposition sont occupées par la bande sonore des ‘Neuf tentatives désespérées d’un homme pour atteindre l’immortalité’ (18 mn) : ses râles, son souffle, son cri, sont des tentatives pour vaincre la mort, ils évoquent aussi l’orgasme. Et l’apnéé3…..
Trois femmes, de trois générations différentes, marchent lentement en direction des spectateurs (Three women, 9 mn). L’image, toujours au ralenti, est en noir et blanc ; au bout de plusieurs minutes de déplacement, la plus âgée émerge progressivement au premier plan à la lumière, en couleurs. Les deux autres viennent lentement la rejoindre, l’adolescente terminant le ballet. Elles empruntent ensuite le même mouvement à rebours, rejoignant l’espace inconnu du noir et blanc. Par deux fois, elles ont traversé un écran liquide invisible entre jour et nuit, entre vie et mort. Cette vidéo fait partie d’une série : Transfigurations, dont B. Viola dit : « Physiquement, une transfiguration est un changement complet de forme, un remodelage des apparences, une métamorphose… (…). La métamorphose la plus profonde et la plus radicale est totalement intériorisée, invisible, sauf qu’elle modifie la substance même de la personne, qui finit par rayonner et transformer tout ce qui l’entoure. »
Ascension (10 mn) fait également partie de cette série : on assiste au plongeon d’un homme habillé dans une piscine. Les bras en croix, il va remonter lentement à la surface de l’eau…pendant un certain temps…La référence aux nombreuses crucifixions des peintures classiques est évidente, mais on pense aussi aux nombreux tableaux de Francis Bacon relatifs au pape Innocent X : il tombe, il tombe, assis dans son fauteuil, il n’est plus du monde actuel.
Dans The encounter (19 mn) et Walking on the edge (12 mn), la rencontre n’a justement pas lieu, en tout cas pas entre les hommes et les femmes. Deux écrans sont disposés face-à-face dans une petite pièce, où l’on reste debout pour regarder. Deux femmes marchent lentement et parallèlement dans un paysage désertique. Sur l’écran opposé, le même mouvement est fait par deux hommes avançant du même pas sûr et tranquille. Mais tandis que les deux femmes vont marquer un temps d’arrêt qui correspond au passage d’un objet de la plus âgée à la plus jeune, les deux hommes (sans doute un homme et son fils) passent de chaque côté de la caméra et vont rebrousser chemin au même rythme, en s’éloignant l’un l’autre. Et l’on se rend compte que, en tant que spectateur, on se trouve obligatoirement au point de rencontre, ratée, entre ces hommes et ces femmes.
Les vidéos de Bill Viola se composent d’une série d’images où sont actives de façon permanente de multiples couples d’oppositions : homme / femme ; jeune / vieux ; jour / nuit ; vie / mort ; ciel / terre ; haut / bas ; ascension céleste / gravitation terrestre ; apparition / disparition ; permanence / précarité ; temps / hors temps ; sommeil / éveil ; rêve / réalité ; bruit / silence ; eau / feu ; présent / passé ; intérieur / extérieur ; mobilité / immobilité ; conscient / inconscient ; transcendance / immanence ; être / non-être… Mais ces entités sont mises en images de telle sorte qu’elles ne se structurent pas de façon binaire, mais en référence à un élément tiers, évoqué, suggéré. Ce tiers sollicité est précisément le spectateur, invité par sa présence à rompre avec la linéarité du temps, les images proposées convoquant son passé et son inconscient et ouvrant sur des représentations fantasmatiques nouvelles. Ainsi le temps du futur se noue borroméennement au passé et au présent.
La vidéo permet une déconstruction des différentes temporalités d’un moment ou d’un événement. Ainsi, dans The reflecting pool (7 mn) un homme se présente au bord d’une petite piscine située dans des bois ; il plonge, mais son corps s’arrête en plein air, tandis que la vie se poursuit, ce que l’on comprend au travers des bruits de la forêt, des petits mouvements à la surface de l’eau ou dans le feuillage des arbustes et du reflet du déplacement de quelques silhouettes de femmes. Que va devenir ce corps en suspens ?
Le temps est à la fois réduit et allongé dans le dispositif (Catherine’s room) où l’on assiste aux différents moments d’une journée de la vie d’une femme (cinq vidéos de 18 mn sur de petits écrans proches) qui s’active rituellement dans sa salle de réveil du matin, son espace de travail, son bureau, sa salle de méditation, sa chambre à coucher. Le spectateur voit les films simultanément et voit aussi passer la lumière des saisons par les fenêtres. Ces scènes rappellent certains intérieurs des peintres classiques.
La plus grande salle de cette exposition est une pièce rectangulaire où sont projetées cinq vidéos de 35 minutes chacune sur les quatre immenses parois murales. Cette œuvre s’intitule Going forth by day, titre issu du Livre des Morts des anciens Egyptiens : Livre pour sortir au jour. A la gauche de l’entrée, sur l’écran long de 20 ou 30 mètres (The path), des hommes et femmes adultes marchent régulièrement dans un bois, chacun à son allure, en tenue de ville, portant parfois un objet du quotidien (fleurs, sacs, lampes…) ; on entend régulièrement le gazouillis des oiseaux. La partie basse de l’image vidéo projetée est à hauteur des spectateurs ; de ce fait, le mouvement des ombres des visiteurs se mêle inévitablement à l’image des marcheurs du sentier forestier.
Et l’on ne peut pénétrer dans cette pièce que par une seule porte percée dans l’un des murs d’une extrémité de l’espace rectangulaire, mur – écran où est projeté First birth, images de feux, de flux sanguins où l’on devine des formes fœtales ; comme c’est un passage obligé, on fait partie des images de cette vidéo d’émergence d’un monde originel de bing-bang. Et l’on ne peut sortir de cette pièce d’exposition qu’en empruntant cette porte au milieu des masses de laves de feu et de sang.
Une visite rapide dans cette pièce conduirait à penser qu’il ne s’y passe pas grand-chose, comme dans la vie de tous les jours : une femme et quelques hommes s’activent avant ou après une randonnée dans un désert ou en montagne et dorment ensuite (First Light) ; sur un petit port, la vie paraît se dérouler paisiblement, un bateau est chargé de meubles (The voyage) ; des passants vont et viennent devant un immeuble de ville (The Deluge), tandis que la longue suite des randonneurs défile dans la forêt et que l’on devine parfois ça ou là la silhouette d’un bébé sur la vidéo feu-sang de l’entrée. Mais si l’on est patient, on assiste à des évènements extraordinaires qui évoquent les frontières, les limites et les oppositions mentionnées précédemment : sur l’un des films se produit une accélération du temps dont on va voir les effets sur les autres vidéos, le paroxysme transcendantal laissant place ensuite à du temps apaisé. Chaque film vidéo de cette pièce peut se voir de manière autonome, mais ils sont aussi en correspondance l’un l’autre. Et après avoir franchi le seuil d’entrée, on est pris, irrémédiablement, dans le dispositif spatial et temporel de Viola. On est amené à traverser ces frontières du temps et de l’espace.
Du fait de l’accélération de certains échanges sociaux grâce aux nouvelles techniques, on peut croire que l’on vit dans un monde sans limites (certains le disent et l’écrivent souvent) et que les hommes de la modernité sont des hommes sans gravité et sans passé. Comme une psychanalyse, cette exposition montre au contraire que chacun vit, traverse et rencontre le temps de façon singulière, que chacun s’est construit un temps subjectif propre, un temps en rapport avec l’inconscient qui ne connaît pas le temps (Freud).
‘Sculpter le temps’ est la définition que donne Viola de son travail. Il le fait avec des images, couleurs, espaces, formes, à l’aide des supports matériels les plus modernes : informatique, images numériques et aussi avec la matière sonore. Dans plusieurs de ses films, le temps est désarticulé par la désynchronisation de l’image et du son. Plusieurs vidéos se terminent par un écran noir tandis que le bruitage se poursuit. La vie se poursuit au-delà de l’image éphémère visible quelque temps.
Dans cette expo de vidéos, il y a d’ailleurs une installation sans image (Presence), dont les visiteurs sont acteurs obligés. En effet quand on passe d’un étage à l’autre du bâtiment d’exposition, une bande sonore (une respiration plus ou moins lointaine) est activée par les pas sur les marches de l’escalier. Plus il y a de monde, plus les pas sont nombreux, plus forte est l’impression sonore où l’on peut alors percevoir quelques phrases comme : I have been a…he has been…she has been a…Quelques voix comme traces de ce que l’on aura été.
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