Analyse de la pratique et supervision

ANALYSE DE LA PRATIQUE ET SUPERVISION

 

Quelques échos d’un groupe de travail de l’EPB

 
Jean-Yves BROUDIC, psychanalyste à Lorient. Texte paru dans Al lizher, revue interne de l’EPB en 2013. Le texte est quelque différent de la version initiale publiée dans Al lizher.
En 2012, l’EPB a proposé à des membres et inscrits, intéressés et impliqués dans des interventions d’analyse de la pratique et/ou de supervision (AP / S) en institution, de mettre en commun leurs expériences et réflexions. Quatre ou cinq réunions ont eu lieu à St Brieuc en 2012-2013. Ce qui suit, sous la forme de notations thématiques, en propose un reflet personnel, qui ne prétend nullement rendre compte de l’ensemble des opinions exprimées dans le groupe.
Intervention et fin d’intervention.
 Les conditions d’invitation d’un psychanalyste à intervenir dans un établissement ou service, ainsi que les circonstances de la fin d’intervention ont été discutées lors des premières réunions. La demande émerge-t-elle simultanément de l’équipe et la direction ? Que veut dire intervenir en tant qu’analyste dans une institution où cette référence n’est pas du tout présente ? Si l’on pense que l’on est mis là en position de soupape de sécurité (un lieu pour souffler, un lieu pour que le malaise des professionnels se déverse, un lieu qui permet d’éviter ou de lisser les tensions éventuelles entre professionnels…), l’enjeu est aussi de transformer cet appel premier en autre chose : la prise en compte des problématiques psychiques inconscientes propres aux publics accueillis, de certains processus inconscients chez les professionnels : le transfert, ses côtés positifs et ses risques, dans les liens – de parole – des uns aux autres. Intervient-on de la même façon en tant qu’intervenant prestataire de service et en tant que psychologue clinicien salarié d’un service se déplaçant dans un autre service de la même structure gestionnaire ? Comment comprendre la fin abrupte d’une intervention, souvent décidée par une nouvelle direction qui veut ainsi afficher sa nouvelle autorité :  le psychanalyste peut penser être alors mis en position d’objet a, déchet craché à l’extérieur; mais son expérience de l’analyse ne lui a-t-elle pas appris qu’il s’agit d’un risque inhérent à la cure (dont le signe serait l’angoisse) et qu’il s’agit surtout du destin du lien analytique, la fin de l’analyse étant le point de capiton qui court tout au long de la cure, quels que soient sa qualité, les circonstances de cette fin et le destin du lien analytique construit ?

Empathie

 Certains textes (recommandations de l’ANESM, agence nationale de l’évaluation sociale et médico-sociale ; le dernier décret sur les ITEP) préconisent la mise en place de groupes d’analyse de la pratique dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux. Mais aucune référence n’y est faite à la psychanalyse ou à la psychopathologie clinique[1] . On sait que ce type d’intervention peut être assuré par des psychologues qui ont d’autres orientations ou par des psychosociologues. Quelle est alors la spécificité de l’intervention de l’analyste ? s’est-on demandé. Bien entendu, la référence à l’inconscient, l’attention à la parole des professionnels, la possibilité de faire entendre un dire à partir d’un dit. Mais peut-être aussi le souci de ne pas intervenir sur le mode cordial et empathique, où chacun y va de sa petite anecdote, où les paroles des uns glissent sur celles des autres, sans aucune scansion ; et où le groupe fonctionne sans aucun référent. « Soyez désagréable ! » dit régulièrement un analyste contrôleur à une jeune analyste qui le consulte. Est-ce que l’analyste en AP / S est désagréable ? Il peut créer du désagrément, il peut déranger untel ou untel (comme l’attestent parfois des demandes de ne plus y participer si c’est obligatoire ; ce qui est bon signe), ou le service dans son ensemble (c’est aussi l’un des facteurs qui détermine la fin d’une intervention). Mais il ne suffit pas d’être désagréable (ou silencieux !) pour être analyste ; et il ne suffit pas d’être dérangeant pour être dans une orientation analytique dans une intervention d’AP / S. « Vous n’allez pas comprendre » ! dit maladroitement une jeune psychologue au cours d’une réunion clinique, quand elle tente d’expliquer la problématique d’une personne. A l’inverse d’une telle attitude, une certaine empathie est nécessaire, qui renvoie à de l’imaginaire, élément du lien social. Et la référence à la théorie est sans doute différent selon la composition des groupes de professionnels auprès desquels on intervient, par exemple : des moniteurs d’ateliers d’ESAT ou des infirmiers de psychiatrie accompagnés du psychologue et du psychiatre du service.
Quels effets et quel style ?
Dans la cure, les effets psychiques et thérapeutiques sont au-delà ce que le psychanalyste peut en théoriser. C’est pour cela qu’on peut penser que des personnes discrètes quant à leurs élaborations théoriques peuvent être dans une position analytique dans leur pratique, tandis que de brillants orateurs lors de journées d’étude le seraient moins parfois, précisément parce que leur maîtrise théorique formelle semble laisser peu de place à l’altérité, à l’inconscient et à l’inconnu.
Il n’empêche qu’il n’y a pas de clinique sans théorie : « Tout praticien est assujetti à sa ou à la ‘théorie’, qu’il l’ignore ou pas, et d’autant plus qu’il imagine s’en affranchir totalement. J’entends par ‘théorie’, non seulement le savoir doctrinal, mais aussi et surtout la conception intime qu’il se fait des suites notamment de sa propre cure, de la position du psychanalyste, de son acte et même de l’inconscient. (…). L’idée que je soutiendrai, est que le savoir-faire du psychanalyste, dont il n’existe pas de doctrine constituée (à entendre au sens d’un système de techniques destiné à l’apprentissage) est consubstantiel à la question du style, dont on ne trouve pas davantage de théorie exclusive en psychanalyse [2]».
Cette question du style ouvre peut-être des perspectives de réflexions entre nous. Elle conduirait alors à réfléchir aux effets des AP / S sur les psychanalystes et psychologues qui interviennent, à l’évolution de leur style d’intervention au fil des années, à ce qu’apportent ces pratiques aux cliniciens.
Je mentionne cela après avoir observé au cours de ces interventions comment des usagers ou patients viennent en aide aux professionnels dans certaines circonstances, du fait que certains comportements, silences ou paroles des publics accueillis, génèrent de l’angoisse de façon manifeste ou latente chez les professionnels. Les usagers peuvent ainsi distribuer généreusement leur angoisse, qui fait alors lien réel entre les protagonistes. Et si un service vit des tensions entre professionnels, je fais l’hypothèse qu’elles ont toujours pour origine le réel angoissant avec lequel doit faire tout être humain, et plus particulièrement du fait de la résonance entre l’angoisse d’un sujet usager et l’angoisse inconsciente chez tel intervenant. Or une parole juste peut venir apaiser l’angoisse, c’est-à-dire une parole qui sort de la routine, de la plainte, qui essaie de border ou de nommer les affects à fleur de peau, qui touche au nouage des signifiants et du corps. Cette parole peut être aussi un geste d’un usager pour le professionnel en difficulté[3].
Les réunions d’AP / S étant un lieu d’exercice de la parole, outil de travail principal des professionnels, l’un des effets possibles de ces interventions est de passer des liens sociaux réels à des liens symboliques, si l’on réussit à occuper une certaine place autre, à entamer un peu le tout institutionnel et le discours formaté acquis sur les bancs des organismes de formation.
La référence à la topologie et au nœud borroméen.
 Travailler avec un telle référence ou avec l’outil du nœud borroméen est une garantie quant à une orientation analytique, a-t-il été avancé durant une réunion. Je ne partage pas une telle affirmation, il n’y a aucune garantie quant à une position d’analyste dans la cure ou quant à une orientation analytique dans un travail extérieur, car l’inconscient échappe toujours à la maîtrise et à la garantie et l’objet de la psychanalyse est insaisissable ; alors que le nœud peut donner l’illusion qu’il l’est et que le réel peut être représenté (par un rond de ficelle précisément ! accroché ou pas à d’autres ronds). Soutenir que le nœud est une garantie…voudrait dire que Freud et Lacan n’étaient pas dans une orientation analytique avant le travail des dernières années de Lacan sur le nœud borroméen et que des personnes qui ne s’y réfèrent pas ne seraient pas analystes.
Ces remarques n’ont pas empêché les participants des dernières réunions de voir l’intérêt, parfois, d’une telle formalisation, présentée par J.L. de SaintJust, à partir d’un travail en cours à l’ALI, au département psychanalyse et travail social.  En s’appuyant sur la leçon du 11 mars 1975 du séminaire RSI, deux types de nomination ont été présentées :
–         une nomination du Symbolique : elle est possible quand un référent est présent, un UN qui organise la réalité, qui construit une limite par rapport à l’infini et fait ainsi une place au réel. Ont été cités : la position d’une direction d’établissement et ses valeurs et références ;  la distinction : psychose – névrose – perversion, qui permet de lire une diversité de manifestations symptomatologiques. On pense aussi à cette hypothèse originelle de la psychanalyse freudienne : il y a de l’inconscient ! Et aussi au Nom-du-Père qui organise le fantasme inconscient du névrosé ;
–         une nomination de l’Imaginaire : elle tente de décrire le monde en fabriquant des séries descriptives, qui sont asymptotiques puisqu’un pan de la réalité leur échappe toujours, ce qui nécessite la création d’une nouvelle catégorie. Exemple donné : le DSM. Et en institution, la série des projets individuels concernant les ‘usagers’, sans articulation collective. La série des RBPP, recommandations de bonnes pratiques professionnelles de l’ANESM, et la série d’intitulés passe-partout que les composent, en donnent une autre illustration.
La représentation graphique des nœuds correspondants (R, S, I sont en chaîne et le Réel n’est pas lié au Symbolique) permet de lire de tels phénomènes institutionnels. Mais elle soulève aussi des questions : ainsi la nomination de l’Imaginaire (qui n’est pas la nomination imaginaire) peut signifier deux choses : c’est l’Imaginaire qui est nommé ; ou bien c’est l’Imaginaire qui sert à nommer. De plus la difficulté principale de ce type de réflexions réside, à mon sens, dans l’usage pour les fonctionnements institutionnels de concepts relatifs à la problématique subjective individuelle, que Freud et Lacan ont forgé en ayant la cure d’un sujet comme point de mire.
L’usage du concept de Symbolique dans ce champ de l’activité collective ne soulève pas de question particulière, parce que ce concept a pour origine la linguistique et l’anthropologie structurales (De Saussure, Mauss et Lévi-Strauss), et qu’il est fréquent de lire l’expression ‘ordre symbolique’ dans les séminaires de Lacan. Il n’en est plus de même pour les concepts d’Imaginaire et de Réel :
A partir du petit livre de Charles Melman « Lacan et les anciens », Frédérique Le Houezec[4] a proposé de lire l’histoire spécifique de telle institution, ses fantômes, ses fantasmes, les évènements qui ont marqué les professionnels comme les usagers, patients ou résidents, la petite histoire et ses rumeurs, comme quelque chose qui constitue une trame imaginaire institutionnelle. Certes, mais on voit par là que l’on quitte le sens précis de l’imaginaire lacanien, liée à la constitution du moi idéal à partir de l’idéal du moi lors de la traversée du stade du miroir, c’est-à-dire un imaginaire qui renvoie à la représentation inconsciente du corps humain. Et ce n’est pas parce que l’on peut parler de tel corps professionnel, que les choses se situent sur le même plan.
De même, il ne me parait pas possible de parler de Réel à l’échelle d’un établissement ou service. Même si des institutions accueillent des publics dont les problématiques se traduisent par des manifestations de réel (par exemple de la violence, des passages à l’acte, des acting out, des hallucinations…), le réel en jeu ne peut être se comprendre à mon sens que relatif à un sujet et on peut en faire une lecture à partir de ce qui s’élabore par le sujet lui-même dans un cadre analytique, même si le cadre collectif, sociétal et historique, a à voir avec ce réel.
 
Du dit au dire
Passer du dit au dire, de l’énoncé d’une parole à l’écoute d’une autre langue, inconsciente, telle est, dans les problématiques de névrose l’un des enjeux de la cure analytique ; c’est aussi l’enjeu des paroles qui circulent dans les analyses de pratiques et supervision. Un participant a présenté une vignette qui l’illustre bien : un éducateur parle de ses difficultés à accompagner une jeune femme depuis trois ans en disant, en colère : « c’est une plaie de l’accompagner » ; en faisant entendre l’équivocité du mot utilisé, ce professionnel constatera que c’est avec les jeunes femmes qu’il a en effet le plus de difficultés à travailler. Ce signifiant « plai » constitue alors un lien réel entre les deux personnes ; l’équivoque entendue permet de passer de « l’énergie psychique non liée », comme dit Freud à de nouvelles liaisons signifiantes, permet une petite perte de jouissance réduisant les logiques répétitives mortifères.
Cet exemple montre bien l’implication subjective des protagonistes, et c’est dans cette perspective qu’il avait été demandé aux participants d’apporter quelques observations dans le même registre, perspective qui peut tout à fait se poursuivre. Pour ma part ce qui m’est venu en mémoire, ce sont les quelques éléments suivants :
–         dans un centre de post-cure pour alcooliques, le contrôle de l’alcoolémie est régulier ; pour ce faire les infirmiers distribuent certains jours des alcootests ; cette distribution est nommée lors d’une réunion : la tournée générale !
–         dans un CHRS, les usagers sont invités à suivre des parcours- logements, qui doit les mener à un logement autonome dans le parc privé ou HLM ; la personne dont on parle ce jour-là se trouve en train de faire l’état des lieux de l’entrée dans le logement, sauf qu’il lui sera refusé parce qu’elle n’a pas souscrit d’assurance. Cette personne est fragile sur le plan social et psychique, et en effet elle n’avait pas d’assurance !
–         dans un CADA, les professionnels sont conduits à interroger les usagers sur les circonstances qui les ont conduit d’un pays lointain souvent en guerre à une demande d’asile en France, c’est-à-dire, fréquemment, à leur demander de faire retour sur des moments d’extrême violence : morts, tortures, viols…. Pour ce faire, ils sont souvent confrontés à des blocages, des incompréhensions, des fuites des personnes, ce qui les conduit à insister, pour la préparation administrative du dossier pour l’OFPRA, pour obtenir les renseignements nécessaires …c’est-à-dire à utiliser des mots qui rappellent cette violence traumatique originelle ;
–         dans un Centre Maternel, qui ne reçoit que des jeunes femmes et leurs enfants dans le cadre de la Protection de l’Enfance, un jeune père est souvent présent en journée dans l’établissement, provoquant des scènes de violence avec sa compagne et les professionnels. Sa présence fréquente dans le service sera décrite lors d’une réunion de la façon suivante : il est ici comme chez lui. Or il se trouve que ce jeune est visiblement à la recherche d’un chez lui, celui de sa famille ne l’étant pas vraiment.
Dernière remarque : entendre et faire entendre un dire autre dans le dit est donc parfois possible dans ce type de réunion. Et il est un autre détour que je pratique parfois pour ma part, en supervision comme dans la cure, c’est le recours à l’imaginaire. Exemple, dans une institution, au cours d’une réunion, le terme de cadre est sans cesse utilisé par les professionnels dans des expressions telles que : le rappel du cadre, le non respect du cadre, etc. Quand je demande à chaque professionnel présent de donner une image ou une représentation à partir de ce mot, voici la liste qui en résulte : une route avec des bas-côtés…un champ vallonné avec des creux des bosses…un carré fermé…une aire de jeu d’enfant le long d’une rivière avec des barrières et une porte…le cadre d’une fenêtre….un cadre de bicyclette et le guidon….ma famille…une piste d’auto-tamponneuses. Ce qui est présenté comme référence commune (le cadre !) éclate en multiples représentations, qui ne sont sans doute pas sans effets sur les pratiques. Il s’agit ici de l’imaginaire propre. à chaque sujet, certes proche de la capacité d’imagination et de figuration, mais on n’est pas sur un imaginaire collectif.
 
Je diffuse ces réflexions, que je sais inabouties, dans la perspective d’échanges avec des personnes intéressées.

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[1] Au contraire, certaines de ces recommandations officielles font la promotion explicite du comportementalisme. Cf. notre texte « Clinique et ‘bonnes pratiques’ de l’ANESM » à paraître dans le Journal des Psychologues de juin 2013.
[2] Nicolas Guérin : « Le style du savoir-faire » dans la revue ESSAIM n° 30 : Le savoir-faire du psychanalyste. Edition Erès, 2013
[3] Je développe ce propos dans le texte suivant : « La parole dans les institutions, la parole comme institution. Réflexions à partir d’analyses de la pratique et de supervisions », dans le n° 2 de la revue Contrepoint, publié par ABREAS, à Rennes, en 2012
 [4] Frédérique Le Houezec : « Injonctions paradoxales et nouages institutionnels :  une gêne technique à l’égard des caméléons ». Intervention à la journée d’étude « Malaise dans l’institution » du CREAI de Bretagne en octobre 2008. Accessible sur le site : www.creai-bretagne.org. Rubriques : Journées d’études.
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