B- Suicide et alcoolisme en Bretagne au XXe siècle. Histoire – Sociologie – Psychanalyse. Ed. Apogée, Rennes – Diffusion PUF, 2008

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Présentation générale (quatrième de couverture) :
 Il y a un siècle, la Bretagne était une des régions françaises où l’on se suicidait le moins. Depuis cinquante ans, elle est la région de France où l’on se suicide le plus : il y a huit fois plus de suicides chez les habitants des Côtes d’Armor et du Finistère que chez les Parisiens. Les analyses de cette mutation recourent à des approches sociologiques portant sur des transformations économiques et sociales contemporaines, le changement linguistique et un hypothétique matriarcat breton.
 Notre propos est autre : en considérant que le suicide ne peut se comprendre sans référence à des processus psychiques inconscients, il pose l’hypothèse d’une corrélation entre cette forte sur-mortalité et la rencontre par une grande partie de la population bretonne d’un réel traumatique au début du siècle. Ce qui a été exclu du symbolique à une génération peut se manifester dans le réel dans les suivantes.
Ce parcours nous conduit à préciser l’importance de la réalité du trauma dans la région lors du premier conflit mondial, à analyser les modalités du vécu subjectif du deuil de masse qui en résulta, à montrer les liens possibles entre ce contexte, la forte mortalité par suicide, les pratiques alcooliques si présentes également dans la région, et la mutation linguistique de la Basse-Bretagne.
 Le réel de l’histoire et ses suites inconscientes sont ici analysés en croisant des apports de plusieurs disciplines : sociologie, histoire, psychanalyse, littérature. A partir d’un regard inédit sur la réalité bretonne du dernier siècle, ce propos ouvre une nouvelle perspective aux analyses sociologiques du suicide et de l’alcoolisme et apporte un autre éclairage sur certains enjeux de la clinique contemporaine.
 

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Jean-Yves Broudic est psychanalyste à Lorient, il a été membre de l’Ecole Psychanalytique de Bretagne et de l’Association Lacanienne Internationale de 2003 à 2015. Il est sociologue et formateur.
 

SOMMAIRE

INTRODUCTION
Chapître I : LE SUICIDE,  FAIT SOCIAL                                                   
La Bretagne et le suicide
Les analyses sociologiques
Aux limites du lien social
Annexe : données statistiques
 Chapître II : LE SUICIDE,  FAIT PSYCHIQUE
La théorie freudienne et lacanienne du deuil
La mort volontaire comme “don réel”
Un “trait réel” entre vivant et mort
Chapître III – LA BRETAGNE ALCOOLIQUE ?
Données contemporaines
L’apport de l’histoire
Dépendance et dette
Chapître IV – L’ERRANCE ALCOOLIQUE
L’atrophie de la langue ou sa démétaphorisation
Les aléas de l’identification primordiale
Désaveu du Père et errance psychique
Chapître V – LE REEL DE L’HISTOIRE
Précarité sociale et construction subjective
Le trauma et le deuil à l’issue de la première guerre mondiale
La première guerre et la Bretagne
Rupture sociétale et anomie subjective
Annexe : la Bretagne et la première guerre, sources et données
 
Chapître VI – REEL DE L’HISTOIRE ET TRANSMISSION
Eléments de transmission inconsciente
Une relecture des analyses sociologiques sur le suicide
L’alcoolisme, une réponse au désaveu du Père
Chapître VII – D’UNE LANGUE A L’AUTRE
Le changement de langue : un traumatisme ?
Un détour par Samuel Becket
La lettre dans la cure analytique
Le traumatisme dans la langue
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
 
INTRODUCTION 
Le travail que nous présentons a pour objets le suicide et l’alcoolisme en tant que réalité sociale et réalité psychique. Il tente d’expliquer certaines observations sociétales à partir d’apports de la psychanalyse et du détour par l’histoire et la littérature.
L’abord sociologique consiste en l’étude des données relatives au phénomène suicidaire et à l’alcoolisme, dans une région où ils sont fortement présents depuis longtemps et dans le rappel des différentes analyses à leur endroit. Ces analyses présentent des contradictions et des insuffisances que l’on peut résumer de la façon suivante : on ne peut imputer à des transformations sociales liées à l’entrée dans la modernité dans le dernier tiers du siècle, des phénomènes dont la forte croissance est antérieure, et on ne le peut non plus parce que d’autres régions françaises ont connu des mutations sociales similaires sans connaître la même tendance à la forte augmentation de la mort volontaire ou de la consommation alcoolique. La référence à un contexte ‘ethno-culturel’ ou à un matriarcat breton n’est pas plus convaincante puisqu’on se demande alors pourquoi ces facteurs seraient restés sans effets au début du siècle, quand le suicide était dans la région bien moins important.
Face à ces limites que nous détaillons ci-après, nous avons postulé que le recours à certains concepts de la psychanalyse pouvait permettre de reprendre ces questions d’une autre manière. Cet abord est congruent avec le détour par l’histoire. En effet, la transmission constitue un des éléments essentiels de la démarche et de la théorie analytiques, puisque c’est en référence à l’autre parental que se construit chaque enfant sur le plan subjectif ou psychique, et que la question du père y est considérée centrale pour chaque sujet. La transmission constitue également une dimension de l’histoire, au sens où le présent d’un pays et d’une population porte souvent sur la longue durée les traces de son passé, sous diverses formes.
Ce qui, du vécu d’une génération, reste non subjectivé ou non symbolisé, peut réapparaître dans le réel dans les suivantes. Tel est l’axe essentiel de ce que nous avons découvert dans ce travail. Précisons : ce qui n’est pas subjectivé, désigné comme réel, renvoie à des traumas collectifs vécus par les populations de la région. L’hypothèse avancée est celle d’un lien entre la surconsommation alcoolique et surmortalité par suicide de la région et l’anomie subjective résultant du choc traumatique qu’a connu la population bretonne lors de la première guerre mondiale, qui s’inscrivait dans une société qui présentait déjà des spécificités quant à la mort des hommes. La présence plus importante de l’alcoolisme et du suicide dans ce pays peut se comprendre si l’on prend en compte le réel de l’histoire, au sens de ce que l’histoire a produit comme traumatismes collectifs et si l’on peut en repérer quelques mécanismes de transmission inconsciente.
Les deux premiers chapitres du livre sont consacrés à la question du suicide, selon une approche sociologique dans un premier temps, puis selon un abord analytique dans un second, axé sur la question du deuil. Les deux suivants (III et IV) sont consacrés à la question de l’alcoolisme, organisés selon la même double approche. Mais ce sont les chapitres V et VI, consacrés à des éléments d’histoire relatifs principalement à la première guerre mondiale et à la question de la transmission, qui permettent de faire retour sur les données précédentes et d’en proposer une autre lecture. De par cette construction, si l’on veut se référer uniquement à notre approche de la question du suicide, il est possible de lire dans la continuité les chapitres I, II, V et VI.
Il résulte également de notre abord une nouvelle analyse de la mutation linguistique qu’a connue la Bretagne durant ce siècle (chapitre VII) : selon nous, la régression de la pratique de la langue n’est pas un facteur déterminant dans l’importance du suicide et de l’alcoolisme dans la région, comme cela est souvent dit et écrit ; au contraire, nous pensons que la mutation linguistique de la Bretagne a pu être si rapide au XXe siècle parce que, au-delà des effets sociaux attendus, l’usage de la nouvelle langue pouvait favoriser une mise à distance du réel traumatique au travers d’un travail psychique inconscient.
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Nous cherchons donc à démêler dans ce travail quelques fils qui nouent ensemble la mort, la dette, la langue. Les suicides viennent rappeler que la mort travaille inconsciemment chacun dans le cours de son existence, que la dette envers les générations antérieures n’est pas assumée de la même façon par tous et que le rapport au symbolique connaît des avatars d’une génération à l’autre.
La mort est un objet d’étude pour différentes disciplines, médecine, ethnologie, histoire… Mais la mort ainsi disséquée est la mort sociale, la mort des autres. Notre propre mort est irreprésentable. Elle peut être plus ou moins source d’angoisse, sa perspective peut être envisagée avec plus ou moins de détachement, mais elle constitue pour chacun un point inaccessible. La mort est à la fois absente et présente, possible et impossible. Et l’histoire produit régulièrement des catastrophes, des aires de mort, qui sont des ruptures de liens sociaux dont les ondes de choc se font encore sentir après-coup. C’est ce que nous dénommons ici, après d’autres, réel de l’histoire, en entendant par réel ce qui, non pensé, non saisi par le symbolique, revient sous forme de divers symptômes et pathologies.
La dette, le don et la réciprocité sont au cœur de tous les échanges sociaux, visibles dans de multiples pratiques sociales, dans les us et coutumes, dans les règles de politesse et de voisinage, dans le droit, dans les rapports marchands… Mais la dette ne renvoie pas seulement aux liens sociaux actuels, à la responsabilité individuelle et à la solidarité collective dans une société contemporaine ; elle est aussi affaire de mémoire et d’histoire, d’héritage et de transmission. Vivre dans un pays donné, c’est assumer sa place par rapport aux générations antérieures qui y ont vécu et qui ont contribué à y construire richesse, culture, savoir et patrimoine….Les rapports entre générations reposent sur un pacte tacite, symbolique, inconscient, dont l’élément central est la prohibition de l’inceste. La dette symbolique est la clé de voûte des rapports sociaux. Et c’est de l’impossibilité ou des difficultés de certaines personnes à assumer cette dette symbolique dont témoignent certaines pathologies psychiques.
La langue est à la base de tous les rapports des hommes au monde puisqu’elle est nomination du monde et des choses. C’est par la langue que se construit le rapport de chacun à ses proches, que le nouveau né perçoit le monde et se constitue en tant qu’être humain. Dans cette langue reçue en héritage, qui porte en elle l’histoire du pays et de sa famille, le petit d’homme va puiser quelques lambeaux, quelques bribes qu’il s’approprie de façon particulière et qui seront la marque de son identité d’homme ou de femme. La langue est une condition de l’inconscient, elle est nécessaire à l’élaboration psychique du vécu de tout être humain. Mais là où des catastrophes historiques et sociales se sont produites, elle a pu aussi faire défaut, elle n’a pas toujours permis une subjectivation ; ou elle a pu être atteinte, atrophiée et favoriser la transmission d’un réel non subjectivé.
 Mort, dette, langue : trois mots pour parler du réel de l’histoire, du suicide, de l’alcoolisme et de la mutation linguistique en région Bretagne durant le siècle dernier. Trois mots pour désigner des questions entremêlées, nouées et dépliées ici en six chapitres.
 
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CONCLUSION
Ce travail est fondé sur un nouage d’éléments qui se rapportent à la sociologie, à l’histoire et à la psychanalyse, supposant que l’apport d’une discipline pouvait apporter un nouvel éclairage sur l’objet et les acquis d’une autre. Au terme de cette réflexion, nous pouvons en reprendre quelques fils.
Sociologie : le point de départ de notre réflexion sur la forte surmortalité par suicide en Bretagne depuis cinquante ans par rapport à l’ensemble national, ainsi que sur la sur-consommation d’alcool dans la région depuis un siècle, reposait sur l’observation des limites et contradictions des analyses d’ordre sociologique avancées pour en rendre compte, qui mettent en avant des données relatives au contexte social et culturel (la pauvreté, la fragilisation des liens sociaux, les transformations familiales ou la mutation linguistique de la région), recherchées exclusivement dans une contemporanéité.
Notre abord de cette question avait pour hypothèse que la référence à l’inconscient devait permettre d’en donner une nouvelle lecture. Cette analyse supposait le recours à certains acquis de la psychanalyse et un aller-retour entre ces apports de connaissances issus de la clinique et leur usage pour lire des phénomènes sociaux.
Cet axe de travail a nécessité tout d’abord de trouver quelques repères théoriques pour lire la question du suicide, sur le plan individuel et à l’échelle collective, en prenant en considération cette dimension inconsciente. La théorie lacanienne s’avère sur ce plan très utile. Après ceux de Freud, certains concepts lacaniens permettent de travailler à la fois sur le plan de l’organisation ou structure psychique des sujets en tant qu’êtres uniques, et sur le plan collectif, sociétal. Le concept de symbolique en particulier permet ce pont, le symbolique inhérent à la langue préexistante à la venue au monde et héritée des ancêtres et de l’environnement social, qui constitue le support et la trame de tous les liens sociaux. Le symbolique renvoie à la mort, à la différence sexuelle, à la représentation psychique de l’absence et de la perte, au manque, et au Père au sens du père mort ou fonction paternelle. Chez Lacan, le concept de symbolique est articulé à ceux d’imaginaire (relatif à la constitution de l’image du corps) et de réel (ce qui est exclu du symbolique).
Pour analyser la question du suicide, c’est le rapport à la mort qui nous a permis de faire le lien entre clinique et réalité socio-historique. L’horizon qui détermine inconsciemment l’existence de chacun n’est pas seulement celui de sa propre mort, irreprésentable ; il est aussi celui du rapport à la mort et au réel de ses ancêtres récents, qui constituent les bases d’une généalogie et lignée où chacun doit s’inscrire, en tant qu’homme ou femme. Ce rapport à la mort ne renvoie pas à la réalité de la mort, au sens biologique, social et historique, mais à la représentation psychique de la mort, de la disparition, de l’au-delà du présent, et aux modalités selon lesquelles les générations antérieures ont vécu subjectivement, psychiquement, inconsciemment la mort et ont éventuellement rencontré des ‘aires de mort’ (F. Davoine et J. M. Gaudillière[1]). La conception lacanienne du deuil comme perte non pas d’un être cher, mais comme perte d’un ‘petit bout de soi’ (J. Allouch), nous a conduit à la formulation du suicide comme ‘don réel’ à l’autre, et à la mise en évidence d’un lien inconscient entre personne décédée et personne endeuillée au travers d’un ‘trait réel’, élément entre mort et vivant ou entre-deux-morts, ce qui conduit à lire certains gestes suicidaires comme une manière de s’inscrire réellement dans une généalogie, à défaut d’une inscription symbolique.
Le passage de la région Bretagne d’une situation où les suicides sont peu nombreux au début du XXe siècle à une situation totalement inverse tout au long de sa seconde moitié, nous a amené alors à nous demander en quoi cette région aurait été plus concernée que d’autres en France dans le passé par des évènements, dont les suites se traduiraient par un lien réel entre morts et vivants. Cette société avait-elle connu dans son histoire récente une rupture de ses assises symboliques, et des évènements qui conduisent une partie de ses habitants à avoir une telle dette envers ses morts qu’un plus grand nombre d’entre eux ne peuvent l’assumer que par l’acte suicidaire ? A cette question, le détour par l’histoire nous a apporté une réponse positive. C’est en prenant en compte les catastrophes historiques, en ce qu’elles altèrent le lien social et son substrat symbolique, que l’on peut comprendre certaines évolutions dans le temps des taux de suicide selon les territoires et les pays.
Plusieurs éléments nous l’ont confirmé : la forte augmentation du taux de suicide en Russie, dans plusieurs ex-pays de l’Est et dans les pays baltes après les morts de masse durant l’installation du pouvoir bolchévique, résultant de la logique concentrationnnaire et surtout lors des combats contre l’armée allemande lors de la seconde guerre mondiale ; en France, le passage des forts taux de suicide au cours du siècle des zones urbaines aux zones rurales, mouvement qui épouse celui de la mortalité des hommes lors de la première guerre mondiale ; le fait que la Bretagne, en tête des régions pour le suicide depuis longtemps est aussi celle qui, par rapport à sa population, a été la plus marquée par la mortalité et la violence traumatique lors du premier conflit mondial. Notons que l’on observe dans tous ces pays un décalage dans le temps d’au moins une génération entre les périodes de catastrophes et la hausse des indicateurs épidémiologiques, ce qui ne se comprend précisément que si l’on prend en compte la temporalité psychique et la transmission inconsciente.
Ce tragique de l’histoire, ce réel, sont ignorés par les sociologues du suicide et leurs commentateurs (Durkheim, Halbwachs, Baudelot et Establet, Paugam) à la recherche de corrélations entre évolution des taux et phénomènes sociaux contemporains ou variables d’ordre économique, en se focalisant sur les liens familiaux horizontaux (la composition et le statut des ménages) et excluant les liens verticaux de parenté et la trame symbolique des rapports sociaux. En ne tenant pas compte de l’hypothèse de l’inconscient et des modalités diverses de transmission générationnelle, ils gomment l’histoire tragique des pays, alors qu’elle a constitué un élément essentiel de la transformation des pays d’Europe au cours du dernier siècle.
Ainsi, sans ignorer que les facteurs sociaux qui pèsent à un temps donné sur la vie des hommes constituent également des facteurs propices au suicide, il apparaît que le réel de l’histoire produit son lot de candidats à la mort volontaire, dans les générations qui suivent celles qui ont vécu des évènements traumatiques. Mais si ce raisonnement se vérifie à l’échelle collective, on ne peut l’appliquer à l’échelle individuelle : c’est bien parce qu’il y a de l’inconscient que l’équation ‘tel traumatisme à tel symptôme ou comportement’ est fausse. Dans le registre subjectif, on ne peut parler en termes de liens de causalité. Dans les équations psychiques humaines, les inconnues sont multiples et les liaisons signifiantes et combinaisons de lettres et de chiffres sont nombreuses à travailler inconsciemment chaque sujet. Ce que nous avons montré, c’est que quand l’histoire produit des effets déstructurants du cadre symbolique d’une société, il résulte que ces événements traumatiques viennent prendre une certaine place dans la structure psychique, déjà construite, des personnes qui les vivent, tandis que pour d’autres, notamment chez les descendants, ce sont les conditions de structuration psychique qui peuvent être altérées. Et ce sont ces mécanismes qui articulent dimensions psychique, sociale et historique sur quelques générations qui les rendent peu visibles.
Cette atteinte du symbolique comme fondement du lien social pour certains sujets permet de comprendre aussi la présence massive de l’alcoolisme dans certaines populations bretonnes depuis plus d’un siècle. Pour le démontrer, nous nous sommes appuyés principalement sur les travaux (Suzanne Ginestet-Delbreil) qui montrent les effets du trauma non pas sur le sujet, mais sur la langue dans son épaisseur métaphorique, ainsi que sur les processus psychiques d’identification primordiale (le rapport du sujet au père de sa propre pré-histoire), avec un possible désaveu du Père en tant que fonction paternelle, ce qui explique comment ces questions peuvent traverser les générations, comme le montre la clinique.
En Bretagne, si l’ivresse festive est bien attestée auparavant, l’alcoolisme se développe dans les milieux marins à la fin du XIXe siècle, et prend son essor après la première guerre mondiale. Dans les deux circonstances, les hommes, les pères, y disparaissent en masse. Nous lisons l’alcoolisme régional comme une autre réponse à l’angoisse liée à la mort, au réel de l’histoire, comme une modalité de faire avec des conflits psychiques inconscients. A défaut d’être pris dans le lasso du symbolique, qui permet de s’inscrire névrotiquement dans une généalogie, et sans être pour autant psychotique, certains sujets sont en errance et sur le plan social et sur le plan psychique : le recours à l’alcool ou à d’autres toxiques aujourd’hui, est une manière de tenir le coup face à un réel angoissant, un moyen de fissurer une organisation psychique marquée par l’absence de subjectivation, une tentative dérisoire et pathétique de restauration phallique.
Enfin nous avons aussi montré que l’on ne peut lire l’abandon massif de la pratique de la langue bretonne par les populations de la région durant le siècle sous un angle exclusivement sociologique ou politique et que des enjeux psychiques y avaient aussi contribué. Cette mutation linguistique a souvent été présentée comme un traumatisme invisible, étalé sur trois générations (J.J. Kress) ayant contribué à la désocialisation de certaines couches de population, qui aurait favorisé pratiques suicidaires et alcooliques. A l’appui de cette analyse sont mises en avant des observations sociologiques (dévalorisation de soi, constitution d’une ‘identité négative’- F. Elegoët) et des observations cliniques relatives à la pauvreté d’expression subjective de nombreux patients.
Or le déroulement de cures psychanalytiques montre que le travail psychique repose sur un jeu de signifiants et de lettres refoulées, qui nouent le corps et la langue, la pulsion et le signifiant. Et des vignettes d’analyse avec des patients issus d’univers plurilingues, ainsi que l’œuvre d’un écrivain bilingue comme S. Beckett, indiquent que la disposition de deux systèmes de références linguistiques n’est pas un obstacle à ce processus, au contraire. Un changement de langue n’est pas en soi traumatique, si l’on entend par trauma quelque évènement dont l’enjeu est la vie ou la mort (réelle ou psychique) du sujet. Un changement de langues peut offrir des occasions renouvelées de mutation subjective dans un entre-deux-langues.
Ainsi, sans ignorer le poids des conditions sociales et politiques qui l’ont également déterminé, nous pensons que pour beaucoup en Bretagne, le choix du français (qui était aussi un passage de l’oral à l’écrit) était sous-tendu par un désir inconscient de travail psychique, en écho avec l’anomie subjective historiquement déterminée que la région avait connue au début du siècle. On peut lire ce choix d’une autre langue comme une tentative de créer une nouvelle génération de ‘premiers hommes’ modernes, coupés du passé traumatique ; ou comme une manière, consciente ou inconsciente, d’honorer le sacrifice des pères des générations précédentes. En mettant en avant la mutation linguistique pour expliquer la pauvreté métaphorique du langage de certains de leurs patients, les cliniciens ont donc fait l’impasse sur le réel traumatique vécu par une grande partie de la population au début du siècle et sur sa présence chez leurs descendants ; ils ont pris pour cause un élément qui peut au contraire être lu comme réponse au réel.
L’histoire ne se comprend pas seulement par l’analyse des processus qui conduisent à tel ou tel évènement, par la description des faits que vivent les protagonistes (individus, groupes sociaux ou sociétés) et de leurs effets sur les contemporains. Elle peut se lire aussi à partir des effets sociaux et psychiques qui se manifestent après-coup, sur la longue durée.
 Nos questions d’ordre sociologique et analytique sur le suicide et l’alcoolisme nous ont conduit à porter un regard sur quelques pans de l’histoire de Bretagne restés inexplorés dans la recherche scientifique : d’une part celui de la disparition importante des hommes liés aux activités de la pêche, d’autre part celui de la période de la première guerre mondiale. En effet si le nombre de victimes de ce conflit a pu faire l’objet de quelques débats, aucune étude d’ensemble n’a entrepris d’analyser l’ampleur et les effets de ces traumas vécus par les populations.
La réalité traumatique des guerres dans sa dimension psychique et trans-générationnelle a longtemps été ignorée. En France, il aura fallu deux ou trois générations d’historiens de la première guerre mondiale, c’est-à-dire la fin du siècle, pour « retrouver la guerre » dans sa dimension de « culture de la violence », pour « mesurer la profondeur d’un deuil peut-être inachevé », et « le poids des morts sur les vivants » (A. Becker et S. Audoin-Rouzeau), pour analyser « la guerre censurée » (F. Rousseau), et la « brutalisation des sociétés européennes » (G. L. Mosse) ainsi que les liens entre cette première opération de déshumanisation des hommes et de production industrielle de la mort, et celles qui vont suivre ensuite en Europe (E. Traverso).
Mais sur la situation de la Bretagne durant cette période, aucun travail socio-historique de cet ordre n’a été produit. Cette occultation peut se comprendre en référence aux processus inconscients de refoulement et de déni, que nous auront peut-être contribué à lever. La tendance à refuser la réalité psychique, l’inconscient, et le réel qui en est au cœur, en ce qu’il a à voir avec l’horreur et le tragique, est présente chez tout un chacun, dans la société et dans les sciences sociales. Les traumas sont par définition non–représentables, hors symbolique, et il est logique que les hommes et femmes s’en protègent par divers processus.
Or, nous avons montré qu’en Bretagne, du fait de la première guerre mondiale, l’ensemble de la société a été marqué par un deuil de masse et la plus grande partie des hommes mobilisés par la rencontre avec un trauma, du fait du risque répété de périr, de la transgression collective de l’interdit de tuer et d’une longue intimité des soldats du front avec la mort, avec les corps blessés et les cadavres outragés, dont beaucoup resteront sans sépultures. En Bretagne, entre le quart et le tiers des hommes de 18 à 50 ans périssent à la guerre ou dans les années qui suivent, contre 10% dans de nombreuses autres régions françaises, alors que cette région était encore touchée par une forte mortalité, notamment celle des hommes dans les zones littorales dans les nombreux naufrages. Plus d’un autre tiers des hommes mobilisés reviennent blessés. Cumulés au fil des ans, ces évènements se traduisent par une importante population de pauvres, de veuves et d’orphelins mais aussi d’invalides et de malades mentaux.
Cette guerre a constitué une rupture sociale, et c’est l’anomie subjective qui en a résulté qui a rendu plus complexe la structuration psychique de nombre des survivants, de leurs proches ou descendants. C’est cette rencontre de masse avec la mort et le trauma que nous appelons le réel de l’histoire, au sens de ce qui, de ces évènements vécus, n’a pu être intégré psychiquement, symboliquement, par certains des protagonistes de cette époque ou leurs descendants ou proches. L’analyse de la répartition des suicides en France et en Bretagne et la clinique de patients avec des problématiques alcooliques, montrent comment des évènements qui remontent à un au-delà de la génération des parents peuvent encore produire des effets après-coup, si l’on prend en compte les processus psychiques inconscients qui les sous-tendent.
Cette mise en évidence de l’importance de ce trauma du début du siècle sur la société bretonne nous a permis également d’invalider les élaborations relatives au matriarcat breton, parfois qualifié de psychologique. Les observations relatives à la dévalorisation de l’imago paternelle chez des enfants de Basse-Bretagne peuvent plus se comprendre en référence à cette réalité socio-historique ainsi qu’à ses impacts inconscients que rapportées à un ‘contexte ethno – culturel breton’.
 
Psychanalyse : la psychanalyse n’est pas étrangère aux transformations qui travaillent les sociétés, parce que les personnes rencontrées dans un cadre thérapeutique apportent des éléments qui témoignent de modifications des rapports sociaux. C’est ainsi que de nombreux travaux mettent en relation des observations cliniques actuelles avec des analyses sociologiques contemporaines. Mais la dimension de l’histoire est souvent absente de ces travaux : dans les écrits analytiques, on peut lire régulièrement que la genèse d’une psychose ne peut se comprendre que sur trois générations, mais on ne montre guère que le choix par le sujet d’une autre structure subjective (névrose ou perversion) suppose la même temporalité.
On peut faire un parallèle entre la démarche sociologique, dont la référence à l’ici et maintenant est insuffisante pour lire les fortes variations du suicide et de l’alcoolisme dans certains pays, et nombre d’analyses psychopathologiques où prédomine une référence à une organisation ou structure psychique a-historique et a-sociale. Dans les écrits lacaniens, l’usage du concept de structure occulte souvent la dimension anthropologique du symbolique, concept qui a pourtant été forgé par Lacan pour dépasser la conception individuelle et imaginaire du moi.
Or nous avons montré que la prise en compte du réel de l’histoire est nécessaire pour comprendre des situations où nombre de sujets sont pris dans des problématiques d’alcoolisme et de suicide. Mais la lecture de ces phénomènes comme phénomènes sociaux et comme réalité psychique nécessite de faire référence aux concepts de désaveu et non seulement de refoulement ou de forclusion, d’identification primordiale au père de la préhistoire et non seulement d’identification au père, et de prendre en compte les effets des traumas sur la trame symbolique d’une société et notamment sur la langue dans sa dimension métaphorique.
Les liens sociaux sont des liens de parole. C’est toujours dans un rapport à l’autre (au sens de l’autre imaginaire et social) et à l’Autre (au sens symbolique), dans un rapport à l’au-delà de la parole, que s’organise la vie psychique inconsciente d’un sujet. Dans le lien primordial qui l’unit à son entourage, chaque sujet naissant est confronté au paradoxe de devoir rencontrer et se fonder sur un autre fiable et sur sa parole, alors que rien, chez celui-ci, ne pourra garantir son être ; il devra donc se construire sur cette faille. Lors du processus identifié comme le stade du miroir (Lacan), l’échange de paroles entre l’infans et un adulte tutélaire est nécessaire à l’assomption symbolique de son image. Pour que le processus de refoulement se mette en place, le sujet doit puiser ses signifiants dans la langue qui le baigne. Et après un trauma, la présence d’un autre en mesure d’entendre le témoignage est nécessaire pour permettre une élaboration psychique.
La structuration psychique de chaque sujet est son œuvre spécifique mais elle dépend de la manière dont répondent ceux qui représentent cet Autre symbolique, donc de la manière dont ils ont pu le faire en fonction de leur propre histoire, sociale et subjective. Or l’autre parental ou social peut rencontrer des difficultés pour être fiable, pour faire fonction d’Autre symbolique, pour transmettre quelque chose de l’au-delà de la parole. Dans un contexte marqué par la rencontre avec un réel traumatique de masse, même si d’autres personnes peuvent jouer un rôle dans la transmission symbolique, il arrivera, plus fréquemment que dans une société en paix sur la longue durée, que l’identification de certains sujets soit défaillante et leur assise symbolique fragile. La construction psychique d’un sujet et son inscription dans une filiation s’appuient aussi sur le réel des générations qui l’ont précédé.
Ce travail nous conduit alors à nuancer certaines analyses relatives aux formes contemporaines de la subjectivité, résumées dans une formule : l’émergence d’ « une nouvelle économie psychique » (C. Melman), résultant de la chute des idéaux sociaux, de l’évolution techno-scientifique, de la prédominance de la jouissance de l’objet, de par la rencontre entre l’objet de consommation et l’objet pulsionnel. Dans cette nouvelle économie, le sujet moderne serait sans dette symbolique à l’égard des générations qui l’ont précédé, moins soumis au refoulement, et avec des possibilités réduites de transfert dans le cadre d’une cure analytique. Mais à mettre l’accent sur des évolutions sociologiques contemporaines dans les sociétés occidentales pour rendre compte de ces évolutions, ne fait-on pas l’impasse sur d’autres dimensions ?
L’homme moderne est-il vraiment sans dette ? Certes, il peut être à la recherche d’une jouissance présente permanente, il peut vivre dans un monde virtuel et fuir la rencontre avec l’Autre symbolique, il peut essayer de vivre comme s’il était seul, premier, sans origine, sans idéaux et sans références, comme s’il était l’origine de lui-même (Camus, Bergounioux, Rey). Mais, il le peut d’autant plus qu’il veut fuir le passé traumatique de ceux dont il est issu. A partir de notre analyse, nous sommes enclins à penser que, dans un « monde sans limites » et « sans autrui », règne de la « perversion ordinaire » (J. P. Lebrun), la tendance à la recherche d’une jouissance immédiate n’est pas liée seulement à l’impact de changements actuels dans la société, mais est aussi en rapport avec un réel traumatique passé. La sociologie et la clinique du suicide et de l’alcoolisme montrent que le sujet d’aujourd’hui est toujours en dette, toujours débiteur à l’égard des hommes et femmes qui l’ont précédé : non pas toujours en dette de vie, sur fond de mort symbolisée, mais portant parfois une dette qui ne peut être assumée que sur le plan réel.
L’histoire subjective propre à chaque homme et femme d’aujourd’hui est aussi celle de l’Europe des deux derniers siècles, avec ses masses rurales et ouvrières pauvres, les conquêtes, les dominations, les guerres coloniales et de libération nationale, les deux guerres mondiales, des dispositifs concentrationnaires fascistes et communistes et de la Shoah… Durant ces siècles, des populations ont rencontré des évènements sociaux et historiques dramatiques, ont vécu des catastrophes subjectives, ont traversé différentes formes de réel traumatique ; dans ces contextes, les uns ont succombé, les autres survécu au prix d’un parcours social et d’un travail psychique importants. Cette histoire n’est pas présente seulement dans le patrimoine et la culture, dans l’architecture des villes, dans les archives et dans les livres, dans la mémoire familiale. Elle l’est également dans la langue de tous les jours, à divers titres dans la vie intime de beaucoup et elle se manifeste dans la clinique psychiatrique et psychanalytique (A.L. Stern, F. Davoine – J.M. Gaudillière, A. Cherki).
L’inconscient est la trame des relations entre les hommes, entre parents et enfants notamment, constituée des signifiants du langage, des lettres, des pleins et des vides qui composent les langues et la parole. Mais pour certains, la chaîne des générations et de filiation aura été cassée ou malmenée par l’histoire, le tissu de l’inconscient ne sera pas tissé logiquement, le refoulement n’aura pas pu faire son oeuvre ; mort, dette et lettre ne sont pas alors tressées dans l’ordre symbolique. La trame est en partie vide, elle comprend des trous, des zones de savoir réel non subjectivé (Lacan), où les lettres et signifiants ne se sont pas inscrits : le réel est au premier plan, il ne cesse pas de faire retour, et pas seulement dans les problématiques psychotiques. « Le réel, c’est ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » (Lacan). D’une génération à l’autre, il arrive que ce réel ne cesse pas d’insister, de se répéter, au lieu de s’écrire psychiquement.
La pathologie et la morbidité présentes de manière massive dans une société à une période donnée répondent à la fois à une logique inconsciente et à une logique sociale et historique. La réalité clinique et épidémiologique contemporaine démontre après-coup que la transmission symbolique, dans sa dimension anthropologique et psychique, a été altérée au cours d’un processus plus ou moins récent, du fait du réel de l’histoire. Ce qui se manifeste dans le réel contemporain atteste d’une altération et d’une exclusion du symbolique dans le passé.
 
 

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COMPTE – RENDU DU LIVRE SUR LE SITE FREUD-LACAN.COM

Article de Norbert Bon, publié en mars 2009, sur le site www.freud-lacan.com, site de l’Association Lacanienne Internationale :
Les explications sociologiques de l’alcoolisme et du taux de suicide en Bretagne (évolution socio-économique rapide, question linguistique, matriarcat supposé) sont ici discutées et mises en question. Sociologue et psychanalyste, Jean-Yves Broudic montre comment ces phénomènes qui supposent une mise en acte singulière ne peuvent se comprendre sans la prise en compte des phénomènes psychiques inconscients qui y sont à l’oeuvre. Ainsi l’acte suicidaire est analysé comme l’impossibilité de certains sujets d’assumer leur dette symbolique et une tentative de la payer réellement avec son corps. Après un retour sur les théories freudienne et lacanienne du deuil, l’auteur propose la notion de “don réel”, oxymore pour rendre compte de l’impasse subjective que rencontrent certains sujets. Mais quel est donc ce Réel qui fait retour à défaut d’une inscription symbolique ? C’est ici l’histoire qui est convoquée pour rechercher les évènements traumatiques qui ont pu survenir dans le passé (massacres, guerres, violences…) et se transmettre à travers les générations, à leurs descendants, sous forme de symptômes ou troubles psychiques : “La petite histoire singulière de chacun au sein d’une structure familiale particulière peut ainsi être nouée à la grande histoire politique et sociale.” L’auteur rapporte et analyse ainsi divers exemples tirés de la clinique comme de la littérature, où le geste suicidaire apparaît comme tentative du sujet de faire lien réel avec un ascendant décédé dans des conditions tragiques. Il en arrive à la conclusion que “dans ces populations qui connaissent un grand nombre de suicides sont survenus des évènements qui ont mis à mal cette fonction symbolique et altéré la transmission inconsciente entre générations.” Le même type d’analyse -de l’examen des données sociologiques à celui des processus psychiques en jeu, à partir de la clinique et de la littérature, comme des brèves de comptoir-, appliqué aux conduites alcooliques, conduit, quelque soit leur diversité, à mettre en exergue la dé-métaphorisation de la langue, les aléas de l’identification primordiale et le désaveu du père, en rapport avec des catastrophes, non élaborées psychiquement, privées ou publiques, survenues dans les générations précédentes.
Mais dès lors que dans une population comme celle de la Bretagne, on observe une surreprésentation à la fois du suicide et de l’alcoolisme, se pose la question de “ce que l’histoire a pu y produire comme réel toujours présent psychiquement…” L’auteur relève là trois phénomènes déterminants : l’extrême pauvreté de cette région jusqu’au milieu du XXe siècle, avec son corolaire, une forte fécondité et une forte mortalité infantile, la forte mortalité et morbidité chez les hommes en raison de l’importance des activités maritimes, et, surtout, longuement et précisément analysées, les surmortalité et sur morbidité liées à la grande guerre de 14-18, dans ces régions rurales, avec leur cortège de veuves, d’orphelins, de handicapés, d’endeuillés, de démunis qui rendent la mort à la fois omniprésente et obscène. D’où le refoulement, voire le déni des effets de la mort de masse et du trauma. D’où aussi, dans une région où, en 1920, 30 % des femmes sont condamnées à être veuves ou célibataires, ce “matriarcat psychologique” apparent qui s’accompagne d’une héroïsation des disparus et d’une phallicisation de leur corps sur les monuments du souvenir et… dans les coiffes des bigoudènes dont la taille est passée de quelques centimètres à l’aube du XIXe siècle à près de 33 en 1940 !
L’auteur est ainsi conduit, au-delà de la question spécifique de la Bretagne, à analyser comment “le réel traumatique et l’angoisse afférente traversent les générations et peuvent être présents chez les descendants.” Il s’appuie pour cela sur les écrits princeps de Freud et Lacan, comme ceux plus spécifiques d’Allouch, Davoine ou Ginestet-Delbreil mais aussi sur ceux des écrivains comme Camus, Bergounioux, Rouaud, Beckett, Proust… dont les témoignages éclairent sur la manière dont “ce qui a été bafoué, altéré du symbolique à une génération peut réapparaître dans le réel dans les suivantes.” Ainsi, ce livre rigoureux et documenté présente, au-delà de son titre précis mais restrictif, le plus grand intérêt méthodologique pour la compréhension de notre clinique actuelle dans son articulation aux analyses sociologiques, où la dimension historique doit être réintégrée pour prendre en compte les effets des évènements passés, notamment traumatiques, sur la trame symbolique d’une société. Car si Lacan a fort justement remis l’accent sur la structure et la synchronie, il convient de ne pas oublier que pour être subjectivé, le savoir doit être transmis, essentiellement par la langue et la parole et qu’il arrive que ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, un “savoir réel”, se transmette à travers les générations.
 
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Article publié sur le site : www.langue-bretonne.com :
Ce livre est important pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, il traite de sujets graves et préoccupants aussi bien pour les individus que pour la société. Chaque année, dans le monde, ce sont un million de personnes qui décèdent par suicide. En France, le taux de suicides est élevé par rapport à d’autres pays européens. Et la Bretagne est depuis plus d’un demi-siècle la région de France où l’on se suicide le plus. Elle est également connue pour être parmi celles dont la consommation d’alcool par habitant est la plus forte, ainsi que pour les indices parmi les plus élevés de mortalité par psychose alcoolique ou cirrhose du foie.
Un apport novateur
Jean-Yves Broudic revisite les analyses qu’ont produites les sociologues, plus d’ailleurs sur la question du suicide que sur celle de l’alcoolisme. S’il décèle chez Durkheim une intuition, qu’il n’a cependant pas exploitée, sur l’intérêt de prendre en compte la mémoire et l’histoire (celles de l’individu comme celles d’un pays) pour la compréhension de ces phénomènes, il observe que des auteurs plus récents comme Baudelot et Establet se cantonnent dans une analyse du lien social (famille et société) à partir des seules données contemporaines. Il leur reproche en somme d’ignorer deux aspects qui, à ses yeux, sont déterminants :

  • d’une part, les réalités psychiques “comme si, dit-il, cent ans de psychanalyse n’avaient pas existé, et comme si l’on pouvait ignorer après Freud et Lacan que le moi est divisé entre une part consciente et une part inconsciente”
  • d’autre part, ce qu’il appelle le lien vertical : tout individu s’inscrivant dans une succession de générations, il convient de se placer dans une perspective historique et anthropologique de manière à prendre en compte “le rapport [de chacun] au réel de l’histoire” et “les effets subjectifs de l’histoire des peuples”.

C’est là, incontestablement, le double apport novateur de cet ouvrage. La sociologie présente le suicide comme l’acte volontaire d’un sujet rationnel, déterminé par un certain nombre de variables sociales, telles que par exemple la structure familiale. Mais pour Jean-Yves Broudic, “réalité psychique et réalité sociale sont les deux faces d’une même pièce”, et la psychanalyse l’amène à prendre en compte ce qu’il définit comme “l’histoire psychique” des individus. Les suicides de personnes âgées aujourd’hui s’expliquent certes par leurs conditions de vie actuelles, mais aussi, affirme-t-il, par ce qu’elles ont été dans la première moitié du XXe siècle, et même par celles de leurs parents et grands-parents.
Une catastophe collective
Mais au-dela de l’histoire vécue de chaque individu, il y a la longue durée, ce qui a été vécu par une collectivité sur plusieurs générations. Jean-Yves Broudic prend donc le parti – et c’est ce qui fait l’originalité de sa démarche – de faire appel à l’histoire pour mieux comprendre nos problèmes de société actuels. Rapportant des faits avérés, il est ainsi frappé d’observer dans les sociétés maritimes du littoral breton, sur une grande partie du XXe siècle, une alcoolisation excessive, une surmortalité masculine, un grand nombre de familles en deuil et d’orphelins.
Mais c’est surtout la première guerre mondiale qui lui paraît avoir été un évènement majeur dans l’histoire de l’Europe, et singulièrement, puisque c’est l’objet de son analyse, dans celle de la Bretagne. Cette guerre est la première qui se caractérise par “la mort de masse”, puisqu’elle a fait 9 à 10 millions de morts au total. Plus en France qu’en Allemagne. En Bretagne, les historiens tendent à s’accorder désormais sur le chiffre de 150 000 morts, soit 25% des mobilisés : la région a été de ce fait l’une de celles qui ont été les plus touchées. Si la mortalité avait été aussi importante dans toute la France qu’en Bretagne, il aurait fallu y comptabliser plus de 600 000 morts supplémentaires.
La Bretagne a donc connu du fait de la première guerre “une catastrophe collective qui a consisté en la mort d’un quart des hommes de dix-huit à quarante ans – dont beaucoup sont restés sans sépulture”. Mais il faut y ajouter des milliers d’invalides, les séquelles psychiques pour les survivants, les dizaines de milliers de veuves et d’orphelins, le deuil des familles, les femmes qui ne trouvent pas à se marier…
Comment, dès lors, la population n’aurait-elle pas été marquée par le trauma et le deuil ? Ce ne sont pourtant pas ces faits en tant que tels qui importent pour l’analyse du phénomène suicidaire en Bretagne, mais les conditions dans lesquelles cette réalité a été vécue subjectivement et psychiquement. Selon Jean-Yves Broudic, ce trauma a continué à “travailler inconsciemment la vie psychique, les relations sociales et les liens intergénérationnels” d’un grand nombre de personnes.
C’est ce qui lui permet d’établir une corrélation entre le trauma collectif qu’a connu la Bretagne dans la première moitié du XXe siècle et le taux élevé de suicides dans la région dans la seconde moitié de ce même XXe siècle. Confirmation lui en est fournie par l’évolution analogue observée dans les pays baltes et surtout en Russie : alors que l’Union Soviétique a perdu près d’un habitant sur sept (soit 26 millions de morts) à l’occasion de la deuxième guerre mondiale, c’est une génération plus tard (soit vingt à trente ans) que la Russie connaît une croissance vertigineuse du nombre de suicides. Mais comme le temps passe depuis la première guerre mondiale, Jean-Yves Broudic pense du coup pouvoir pronostiquer une régression, déjà amorcée dans les faits, du phénomène suicidaire en France et en Bretagne.
La question de l’abandon du breton
Il n’en reste pas là et, comme le titre de son livre ne l’indique pas, il consacre un dernier chapitre à la question de la langue bretonne. Pourquoi ? Tout simplement parce que des psychiatres bretons ont analysé la diminution rapide de la pratique de la langue bretonne en Basse-Bretagne dans la seconde moitié du XXe siècle comme étant la cause des taux élevés de suicides et d’alcoolisme que connaît la région. Aux yeux de Jean-Yves Broudic, cette hypothèse n’est pas tenable. En premier lieu, parce qu’un changement de langue n’est pas en soi un traumatisme. Ensuite, un tel changement a pu être l’opportunité “de réaliser une mutation subjective”, dans la mesure où la langue première était perçue comme “une gangue trop rigide pour le parcours aspiré”.
Constatant que la génération qui décide d’abandonner le breton au milieu du XXe siècle est celle qui est directement issue de la première guerre, l’auteur prend donc le contrepied de la thèse précédente. Ce n’est pas la mutation linguistique qui induit en Bretagne des problèmes de société aussi graves que le suicide. Cette mutation doit être comprise, au contraire, comme une réponse au vécu de la population au début du siècle : pour les parents, “la décision de ne pas transmettre cette langue [bretonne] à leurs enfants a pu correspondre à la volonté de rupture totale avec un passé traumatique”, qui aurait été vécue de surcroît comme “une forme d’utopie de création d’une nouvelle génération”.
Les enquêtes de terrain effectuées en 1946-48 soulignent effectivement qu’à cette date les jeunes filles, en plusieurs endroits, “ne veulent que se servir du français” et le clergé doit prendre en compte “une immense demande de prédication en français : nous aussi, lui disait-on, nous parlons français”. A Saint-Pol-de-Léon, c’est devenu “le grand chic” d’élever les enfants non plus en breton, mais en français. Les conclusions de Jean-Yves Broudic sont en phase avec les principaux acquis de la sociolinguistique au cours de la période récente. J’ai moi-même  considéré dans ma thèse que l’abandon du breton après la dernière guerre a été vécu comme une libération par rapport à une société traditionnelle trop pesante et qu’il a été en même temps l’une des conditions nécessaires de la modernisation de la région.
La psychanalyse contribue à jeter un regard neuf sur les questions qui taraudent la société bretonne depuis longtemps. Le livre de J.Y. Broudic est bien documenté et très dense et discute quand il le faut de théorie et de méthode. Mais comme il fait aussi de multiples détours par la littérature, d’Albert Camus à Beckett, et qu’il présente nombre de vignettes et de cas concrets, il reste lisible même pour quelqu’un qui n’est pas familier des concepts de la psychanalyse.
Jean-Yves Broudic. – Suicide et alcoolisme en Bretagne au XXe siècle. Sociologie, histoire, psychanalyse. – Rennes : Ed. Apogée, 2008. – 257 p.
 
 
 
 
 
 

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